• L'Antoinisme et ses adeptes (La Croix, 7 mai 1930)

    La Croix 7 mai 1930

    UNE RÉCENTE SUPERSTITION

     

    L’ANTOINISME ET SES ADEPTES

        Parmi les superstitions engendrées ces cinquante dernières années par le spiritisme et la théosophie, l'antoinisme est certainement l'une des plus extravagantes. Quand on prend le courage et la patience de lire les Révélations et l'Enseignement du Père Antoine, dit le Guérisseur (ses disciples l'appellent même le régénérateur de l'humanité !) on se demande comment il peut se trouver des gens assez crédules pour se prendre à cette espèce de mystique incohérente, issue du libre arbitre protestant et du spiritisme d'Allan Kardec.
        Le fait est pourtant que le culte antoiniste a ses adeptes. En Belgique, d'où il est originaire, il est exercé dans plus de vingt temples, surtout dans les régions de Liége et de Charleroi ; on ne lui attribue guère moins de vingt mille adeptes.
        La secte s'est également développée en France : dans la province, on trouve des temples antoinistes à Lyon, Monaco, Tours, Vichy, Aix-les-Bains, Orange, Caudry, Vervins et Hellemmes.
        Il y en a deux à Paris. Je suis allé, il y a quelques jours, à celui de la rue Vergniaud qui est le principal et le plus fréquenté. Le gardien, sanglé dans la robe noire que le Père a imposée à ses disciples, m'a non seulement accueilli avec ses meilleurs « fluides », mais vingt minutes durant, il m'a célébré l'évangile antoiniste. Oubliant que le « deuxième principe » de la Révélation du Père condamne « l'intention de convertir », il m'a tenu un langage singulièrement apostolique. Il est vrai qu'il m'a déclaré, d'autre part, que l'antoinisme n'est exclusif d'aucune religion et admet gratuitement – les croyants de toutes les croyances et même les incroyants.
        Le Père Antoine aime d'un amour égal et comble de faveurs pareilles tous ceux qui souffrent ! Pas de privilèges dans l'antoinisme. Pas de hiérarchie non plus : les ministres du culte antoiniste sont les fidèles eux-mêmes, à tour de rôle. Ce culte est d'ailleurs réduit à la lecture de l'Enseignement : ni rite, ni liturgie. La lecture est faite tous les dimanches à 10 heures et tous les jours, le samedi excepté, à 7 h. 30 du soir. Il y a, en outre, des « opérations générales au nom du Père » qui ont lieu les quatre premiers jours de la semaine, mais j'en ignore le secret.

                        Le Père Antoine

        Le fondateur de cette religion, ou plus justement de cette superstition, Louis Antoine, est né, en 1846, à Mons-Crotteux, dans la province de Liége. La mine, où il travailla dans sa jeunesse avec son père, ne lui plaisait pas. Il quitta la Belgique pour aller travailler dans la métallurgie, en Allemagne et en Pologne, y revint pour se marier, fit un séjour en Prusse et s'établit enfin à Jemeppe-sur-Meuse, dans sa province natale. C'est là qu'il reçut l'initiation au spiritisme. Il ne tarda pas là acquérir une « fluidité » extraordinaire, et à l'utiliser pour la guérison de l'humanité souffrante : ce qui lui valut une condamnation pour exercice illégal de la médecine. Cependant, ce singulier guérisseur ne parvint jamais à se guérir lui-même d'une maladie intestinale qui, en 1912, entraina sa mort... pardon ! sa désincarnation ! De ce jour, sa femme, – la Mère Antoine – qui l'avait assisté et secondé jusque-là, devint la grande prêtresse et l'évangéliste de sa religion.

                        Théories et élucubrations

        Cette religion est contenue dans divers écrits, dus, pour la plupart, à un sténographe qui transcrivait, au jour le jour, les improvisations spirituelles du Père. C'est un rabâchage, souvent inintelligible, d'élucubrations obscures, incohérentes et ineptes, au milieu desquelles il arrive cependant de rencontrer un principe raisonnable, une idée juste, un précepte élevé.
        Dans cet Enseignement, la partie négative est la principale. Le Père Antoine bouscule hardiment les notions philosophiques reçues et plus hardiment encore les dogmes et la morale du catholicisme.
        La matière n'existe pas, enseigne notre prophète. « Elle est le doute, le mal, les ténèbres, l'obstacle de l’être qui désire s'épurer. » Aux premiers jours de la création, Adam (sachez, entre parenthèses, qu'il n'était pas du tout le premier homme !) eut le tort de s'imaginer qu'Eve était une réalité : ce n'était qu'une apparence.
        Le mal n'existe pas davantage. C'est nous qui l'imaginons. « Ce que nous appelons le mal n'est qu'un aspect de l'évolution des êtres. » On vous casse un bras ou une jambe : eh bien, dit le Père, je vais vous démontrer que le mal n'est pas plus réel que tout autre. Permettez-moi de vous faire remarquer que votre argument, si naturel qu'il vous paraisse, ne s'appuie que sur l'effet et non sur la cause ». Suit une espèce d'argumentation à laquelle il est impossible de comprendre quelque chose.
        Quant à Dieu, le Père ne lui reconnait pas d'existence transcendante, Dieu, c'est nous-même, quand nous sommes épurés, quand il ne reste en nous que les « fluides les plus éthérés », « qu'amour, intelligence et conscience ».
        Mais, voici que cette intelligence, qui contribue à notre divinité, va passer un mauvais quart d'heure et se voit presque maudite ! Le Père Antoine n'en est pas à une contradiction près ! « L'intelligence, enseigne-t-il, est le doute, l'erreur, la cause de toutes les contrariétés que nous rencontrons dans le cours de l'existence. » « Tâchez de vous pénétrer que la moindre souffrance est due à votre intelligence qui veut toujours plus posséder. » « Ne vous laissez pas maîtriser par votre intelligence ! » Cette peur et ce mépris de l'intelligence s'expliquent par cette raison que le Père Antoine n'en avait pas beaucoup : il savait à peine lire et écrire !
        Une autre illusion est l'existence des lois divines. « Si Dieu avait établi des lois pour aller à lui, elles seraient une entrave à notre libre arbitre. Toute loi doit avoir la conscience pour base. Ne l'appelons pas loi de Dieu, mais plutôt loi de la morale, loi de la conscience. » L'antoinisme, en conséquence, a remplacé les dix commandements de Dieu par dix « principes » qui contiennent des préceptes, ou plutôt des exhortations, dont la plupart sont nettement opposées à la doctrine catholique.
                            *
        Essayons de démêler, dans le fouillis des Révélations du Père, la substance de l'Enseignement.
        L'homme est un être fluidique. Ces fluides sont à notre merci, à nous de les « manier », de les « raisonner », de les « épurer », de les rendre le plus « éthérés » possible, car « plus sont-ils éthérés, plus renferment-ils d'amour ».
        La conscience est infaillible ; les actes qu'elle dicte sont nécessairement bons. Aussi devons-nous suivre notre conscience et notre conscience seule.
        Il faut toujours obéir à la nature, ne jamais la violenter ni en nous ni dans les autres. « Je vais vous enseigner ceci, dit le Père : Faites le mal, ne cherchez pas à faire le bien ou si vous ne pouvez vous abstenir, cachez-vous pour le faire, faites-le plutôt la nuit, que nul ne puisse le voir. Mais, pendant le jour, faites le mal, agissez d'après votre naturel ». (Tiens, mais le Père oublie que « le mal n'existe pas ! ») Du moment que la nature ne doit pas être frustrée, on voit les conséquences : c'est la licence, c'est l'anarchie morale. La notion du péché est complètement absente de cet enseignement. Nous sommes revenus au Pecca fortiter, crede fortius, de Luther. Et quelle pédagogie nous promet une telle doctrine ! Le Père l'avoue d'ailleurs sans vergogne : « En conséquence de cette doctrine, dit-il, toute éducation est nuisible. Nous déformons les enfants, en prétendant les discipliner. »
        « Quel que soit l'âge de nos enfants, ajoute-t-il nous devons respecter leur libre arbitre ». Ce libre arbitre peut les conduire, par exemple, à tuer : eh bien, dit le Père « comparons le bourreau avec le martyr : si nous revenons à la cause, nous trouverons en celui-ci un bourreau non moins grand ». Et, dans sa mansuétude, il ajoute qu'il faut « témoigner beaucoup d'indulgence aux criminels, imputer leurs méfaits à l'ignorance, à la brutalité de la nature ». Il est vrai que la clémence et le pardon sont aussi enseignés par la religion catholique, mais dans un esprit singulièrement différent !
        Voulez-vous enfin connaître la conception antoiniste de la Providence ? Dieu ne peut pas nous épargner « les maladies, les accidents, les fléaux » qui nous viennent du démon... « Si nous disons que Dieu est notre Père, déclare le Père Antoine, ajoutons que le démon est notre mère qui nous nourrit de son sein et nous est utile. Et l'enfant n'appartient-il pas pour les trois quarts à sa mère ? Nous sommes donc plutôt enfants du démon qu'enfants de Dieu. »

        Voilà le dernier mot de l'antoinisme. Par la voie du protestantisme, nous sommes amenés au satanisme. Et c'est ce qu'on nous appelle... le nouveau spiritualisme ?

                                                 JEAN REVEL.

    La Croix, 7 mai 1930


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