• La fête des Antoinistes (Le Soir, 26 juin 1925)(Belgicapress)

    La fête des Antoinistes (Le Soir, 26 juin 1925)(Belgicapress)A JEMEPPE-SUR-MEUSE
    LA FETE DES ANTOINISTES
    (De notre envoyé spécial.)

        Sur le tram qui m'avait conduit de Liége à Jemeppe, j'avais rencontré déjà des petits bourgeois, des artisans, des vieilles dames vêtues de noir et pauvrement endimanchées, des petits garçons et des petites filles que la douleur et la foi avaient déjà rendus pensifs, et j'avais compris que j'avais autour de moi de ces Antoinistes, dont la fête annuelle m'avait attiré en cette région. C'étaient encore des gens pareils à ceux que l'on remarque dans ces pays industriels où la misère et le travail ont pâli ou jauni les visages. Ils étaient isolés et dans quelques instants ils allaient, en se mêlant à d'autres gens venus de tous les points de la Belgique et même de la France, devenir cette masse anonyme et compacte à laquelle on donne un nom précis et qui n'a plus qu'une seule et même personnalité : les Antoinistes en la circonstance.
        Je m'étais joint à la théorie pieuse qui me servait de guide, et à mesure que nous avancions dans la rue banale et bordée de petits commerces de Jemeppe, des groupes s'ajoutaient aux autres groupes ; je considérais des faces ravagées par les rides, faces qui se décoraient pourtant d'une gravité et d'une tristesse et qui s'appariaient étrangement à ce paysage de terrils cendreux, de hauts fourneaux gigantesques, à ces brumes noires et à ces fumées minces et blanches que l'on dirait cruelles, comme l'acier poli et acéré que leurs flammes ont façonné.
        O la détresse de ces pauvres existences sans d'autres issues que la mort !
        La foule se pressait dans des rues étroites, sous des viaducs sombres, contre des talus d'herbes jaunies. Le temple des Antoinistes se cache entre des maisons de briques sales. Il est surmonté d'un clocher bas en zinc, qui se termine en une sorte de vrille qui va s'effilant. A l'intérieur, la plus grande simplicité règne, des chaises, des bancs de bois, des murs teints en jaune ; une galerie qui court le long de la salle triangulaire. Pas d'autel, pas d'ornements. Sur le grand mur noir du fond se détache en blanc cette inscription en très gros caractères :
        « L'auréole de conscience.
        » Un seul remède peut guérir l'humanité : la foi. C'est de la foi que nait l'amour : l'amour qui nous montre dans nos ennemis Dieu lui-même : ne pas aimer ses ennemis, c'est ne pas aimer Dieu ; car c'est l'amour que nous avons pour nos ennemis qui nous rend dignes de le servir. C'est le seul amour qui nous fait vraiment aimer, parce qu'il est pur et de vérité. »
        Quand nous entrons, le temple est déjà rempli d'une foule dévote qui se recueille. Sous l'inscription, un siège est placé. Cinq desservants se sont groupés autour de ce siège. Ils forment le conseil de l'Antoinisme. Leur nombre est de sept ; l'un d'eux est malade, et le plus important va venir. C'est un grand vieillard, à la barbe blanche, aux traits émaciés. Il lève ses regards vers le ciel, il joint ses mains, il a des attitudes d'extase. Il annonce l'arrivée de la Mère, qui continue l'apostolat du père Antoine, mort depuis 1902. Et tout à coup, sur la petite galerie qui surmonte le siège et le groupe des guérisseurs, la forme spectrale de la Mère apparaît.
        Elle est âgée de 72 ans ; elle marche en glissant sur le bois de la galerie, et ne fait nul bruit. On la voit, on ne l'entend pas. Son visage est jauni comme un vieux parchemin ; elle porte un petit bonnet noir qui retombe en manière de cape sur les épaules. Elle fait des gestes d'exorcisme ; elle joint les mains d'abord, elle les écarte ensuite ; on perçoit sur ses lèvres un murmure inintelligible. On dirait qu'elle appelle, qu'elle attire à elle un esprit invisible qui résiste, et qu'elle combat. Les fidèles ne suivent pas ses gestes ; ils ont les mains jointes, ils méditent en silence ; ils font intérieurement des actes de foi, attendant que la foi opère. Il y a là des malades qui attendent la guérison, et celle-ci ne peut venir que s'ils croient ardemment.
        La Mère s'en va silencieusement comme elle était venue ; c'est une ombre noire qui s'efface.
        Alors le guérisseur qui avait annoncé la présence de la Mère lit les dix principes de la foi antoiniste. Ce sont les préceptes de morale et de charité sur lesquels la foi antoiniste est basée. Il fait cette lecture d'une voix haute et monotone, scandant les phrases et appuyant sur certaines syllabes, dont le sens ne semble pas nécessiter cet accent. L'Antoiniste doit aimer ses ennemis ; il ne doit pas faire l'ostentation de ses aumônes ; il doit subordonner l'intelligence à la conscience.
        La « Grande Opération annuelle » est terminée dans le temple. Mais comme il y a, au dehors, une foule immense qui n'a pu trouver place dans la salle, on va renouveler ce rite à l'extérieur. L'église est évacuée. Les desservants, les guérisseurs, comme on veut les appeler, sortent processionnellement. Trois d'entre eux portent un cartel argenté sur lequel on lit ces mots : « L'arbre de la Science est la voie du mal ». La Mère reparait à la porte du temple, cette fois ; de nouveau elle fait les gestes de l'exorcisme qui doivent guérir, et le premier desservant lit encore les dix principes. C'est à cela que se limite le culte antoiniste ; il n'y a pas autre chose.
        Un long cortège se forme, qui va se dérouler dans la campagne. Il passe devant le cimetière et ne s'y arrête pas, parce que les Antoinistes ne croient pas à la mort, mais à la désincarnation et à la réincarnation.
        Je suis le cortège. J'aborde un de ces hommes que j'ai remarqués plusieurs fois. Ils portent de longues redingotes noires et sont coiffés d'un chapeau dit « haut de forme », mais peu élevé et à bords plate. C'est un petit vieillard à la barbe très blanche. Il me dit qu'il est le desservant, le « guérisseur » du temple de Jumet. Selon lui, plus de dix mille Antoinistes sont venus aujourd'hui à Jemeppe, le siège de la foi enseignée par le Père. Je me garderai bien de contrôler ce chiffre, mais quand il ajoute que des délégués sont venus des points les plus éloignés de la France, une brave femme s'écrie, pour corroborer sa parole : « Moi, je suis de Tours ! » et une autre ajoute : « Et moi, je suis de Monte-Carlo ! »
        L'Antoiniste me dit aussi qu'au cours des vingt ans de son apostolat, il a guéri plus de cent mille personnes. Le nombre des adeptes de cette foi s'élèverait à trois cent mille, répandus en Belgique et en France.
        – Et l'Angleterre ? lui demandai-je.
        – L'Angleterre est trop matérialiste !
        Cependant, il ne doute pas que la foi antoiniste ne s'étende bientôt sur le monde entier. Ce ne sera pas l'affaire de cette génération, mais des suivantes. Dans la secte, le culte est tout intérieur ; chaque homme possède Dieu en lui-même, mais un Dieu qui n'agit pas, qui attend qu'on le révèle, et chaque homme peut devenir Dieu lui-même.
        Le petit vieillard croit fermement en son Dieu, en lui-même, en la puissance personnelle dont chaque adepte dispose.
        Certes, je n'ai pas vu des aveugles glorifier la lumière retrouvée, je n'ai pas vu des paralytiques jeter au loin des béquilles qui leur étaient inutiles ; il paraît que la guérison s'opère longuement et selon la foi des fidèles. Mais j'ai partagé l'émotion de ces foules douloureuses, qui tentent d'échapper à un enfer de misère. Ces vieilles femmes au teint jauni, ces malades près de succomber sous l'effort du mal rongeur, se rattachaient comme des naufragés à l'épave de cette croyance ; et dans ce pays âpre et dur, où les fumées des usines obscurcissent le ciel, j'ai compris l'immense espoir des foules déshéritées qui, dans leur anxiété, interrogent les dieux inconnus.                   A. D.

    LA COMMEMORATION A PARIS

                                                                                          Paris, 25 juin.
        Les adeptes du culte antoiniste célébraient ce matin l'anniversaire de son fondateur, le père Antoine. Ils étaient venus-là plus d'un millier ; dans le lointain quartier de la Glacière, non pas seulement de Paris, mais des quatre coins de France, réunis malgré la pluie autour du petit temple de la rue Vergniaud, plus austère, plus modeste que la plus humble des églises de campagne.
        Hommes et femmes en vêtement noir s'abordent en échangeant l'évangélique salutation : « Bonjour, frère ! » « Bonjour, sœur ! » et se quittent en prononçant la formule d'adieu rituelle : « De bonnes pensées ! »
        Nombreux sont les frères et les sœurs qui ont revêtu le costume des fidèles, longue lévite noire boutonnée jusqu'en haut, chapeau de feutre dur à la forme évasée aux bords plats pour les hommes, robe noire sans ornement, voile de béguine pour les femmes, tenue toute de simplicité, d'austérité, comme la doctrine.

    Le Soir, 26 juin 1925 (source : Belgicapress)


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