• La mort de M. Antoine, dit le Guérisseur (Le Patriote, 30 juin 1912)(Belgicapress)

    La mort de M. Antoine, dit le Guérisseur (Le Patriote, 30 juin 1912)(Belgicapress)

    La mort de M. Antoine,
                                 dit le Guérisseur.

        On nous écrit, jeudi soir :
        Nous nous sommes rendus à Jemeppe, la grande localité industrielle qui s'étend le long de la Meuse entre le fleuve et la montagne vis-à-vis de Seraing. Une grande animation y régnait. Tous les trams venant de Liége arrivaient bondés et la circulation augmentait sans cesse dès qu'on approchait de la station qui se trouve sur la ligne de Liége à Huy. C'est au delà de la gare et du passage à niveau que se trouve le temple antoiniste, ou le Père, pour employer l'expression courante là-bas, est exposé. Tout le long du chemin, des camelots vendent des cartes postales illustrées représentant M. Antoine en buste.
        Il a absolument la tête d'un pope et c'est évidemment son séjour en Russie – nous le signalerons tantôt – qui lui aura donné l'idée de se ménager cet extérieur. Les cheveux longs, un peu ondulés, blanchissent assez fortement, séparés au milieu de la tête par une raie et tombant sur les épaules. La barbe, les moustaches cachent complètement le bas du visage. La barbe est taillée en gros favoris que relient les poils du menton. Elle ne pend pas sur la poitrine et est coupée en carré à la ligne des épaules. Il porte une soutanelle étroitement fermée jusqu'au cou par une rangée de petits boutons.
        Mais la foule au milieu de laquelle circulent une nuée d'estropiés et de mendiants, hommes et femmes se pressent autour du temple englobé au milieu de petites habitations proprettes qui sont la propriété du défunt. Le temple a l'architecture d'une chapelle, avec un clocheton terminé par un paratonnerre. On entre par une porte donnant sur une ruelle montante. Très haut, encastrée dans la muraille de briques, une pierre bleue portant ces mots : « 1905. Les Vignerons du Seigneur ». Les Vignerons du Seigneur était le titre que portait la société spirite, fondée par M. Antoine à ses débuts.
        Il faut attendre son tour, on ne laisse pénétrer que par groupes. Le public est surtout composé de curieux. Un assez grand nombre de femmes sont vêtues de deuil ; il faut noter qu'il est de tradition dans le pays que lorsque l'on va voir un mort, on s'habille autant que possible en noir.
        Nous pénétrons enfin. L'intérieur ressemble à une sorte de grand hall. Il est éclaire au fond et vers la façade par des fenêtres en ogive et sur les côtés par des panneaux de verre mat au milieu desquels se détache une espèce de roue aux rayons de couleurs différentes. De trois côtés à hauteur d'un premier étage, courent des galeries où des chaises sont empilées. Tout le long des murs : des porte-manteaux. Au fond de l'édifice, la tribune constituée par une galerie aussi, a mais plus basse et à claire voie qui communique avec les appartements de M. Antoine d'où il sortait car il ne mettait pas le pied sur le pavé du temple. Au milieu de cette galerie pend un écusson noir où brille un arbre en métal argenté portant au milieu des branches les mots : « culte antoiniste » et en-dessous cette inscription : « L'arbre de la science de la vue du mal ». (sic)
        Derrière la galerie-tribune, un immense tableau noir, annonçant qu'il y a séance tous Les dimanches à 10 heures et relatant quelques considérations d'ordre moral. De la voûte tombent des lampes électriques.
        C'est au milieu de ce froid décor que repose le corps. Il est étendu sur une chaise longue drapée de noir et un léger voile le recouvre. Il est revêtu de sa soutanelle. La figure est cireuse, les joues un peu creusées et c'est le dernier jour où l'on pourra le voir paraît-il, car la décomposition se fait sentir. Les bras sont placés le long du corps et les mains longues, presque bleues déjà, reposent ouvertes sur les genoux. Les pieds sont chaussés et montrent la semelle des souliers.
        Autour et par gradation, quelques lauriers en boule. Pas un cierge, pas une fleur. Devant le corps, un guéridon avec un plateau où de rares personnes déposent leur carte. Des adeptes – des étrangers – dans le costume spécial des Antoinistes, la longue redingote noire fermée jusqu'au menton par la rangée des petits boutons, veillent debout le cadavre, avec quelques dames portant le grand deuil, moins le voile.
        La foule stationne quelques instants. Il y a des femmes d'ouvriers portant des jeunes enfants qui se mettent à pleurer. C'est alors un moment de désarroi et un subalterne vêtu comme un domestique de grande maison, cravate blanche, frac de drap bleu avec grands boutons de métal, intervient.
        Nous sortons par la porte de la façade principale s'ouvrant sur une autre rue. Dans le temple même, une fontaine avec trois gobelets d'étain retenus par une chaînette appelle encore notre attention. Plusieurs visiteurs y sont occupés. Nous lisons sur une plaque d'émail cet avis : « Cette fontaine n'a d'autre destination que de désaltérer ceux qui viennent dans ce temple. En faire un autre usage est un manque de foi qui porterait plutôt obstacle à la guérison. Votre foi en l'opération du Père, seule, vous guérira ».
        M. Antoine, en tant que « guérisseur », avait eu quelques mésaventures au tribunal de Liége, à propos de l'exercice illégal de l'art de la médecine, il était devenu prudent.
        Enfin nous sommes dehors. La façade du temple est quelconque de ce côté. Un grand pignon de pierres sur lequel s'ouvrent à droite et à gauche de la porte et au-dessus trois étroites fenêtres ogivales et deux lucarnes. En-dessous de la corniche les mots : « Culte Antoiniste ».
        Nous nous rendons alors, au coin des deux rues, au bureau du culte où nous sommes reçus par des dames adeptes. C'est un bureau ordinaire, meublé de chêne et qui semble bien organisé. Il y a machine à écrire, étalage de brochures. On nous présente l'enseignement révélé par « Antoine le généreux », car c'est ce nom que les adeptes du défunt lui donnèrent à dater du jour où il leur dit qu'il leur transmettrait son pouvoir. Il a jugé mieux de leurs préférer sa femme. Le volume coûte 2 fr. 50.
        On nous dit les derniers moments. Lundi matin, M. Antoine se sentait très faible. Il voulut néanmoins paraître, mais il ne sut pas étendre les bras et c'est Mme Antoine qui dut le remplacer. Il s'est « désincarné », dans la nuit. Ce mot dans la langue antoiniste veut dire mourir.
        Il avait 66 ans. Antoine était son nom et Louis son prénom. C'était un ouvrier, né à Mons-Crotteux, un village des environs, de parents pauvres. Il était le cadet de sa famille qui comptait 11 enfants. II débuta à 12 ans dans la mine, accompagnant son père et un frère qui étaient également mineurs. Ne voulant plus descendre dans la fosse, il devint ouvrier métallurgiste.
        A 24 ans, il quitta la Belgique pour aller travailler en Allemagne où il séjourna pendant 5 ans. Deux ans plus tard, il va en Russie, non loin de Varsovie et y accomplit un nouveau terme de 5 années, puis il s'installa définitivement en Belgique, à Jemeppe. Dans l'intervalle de son séjour en Allemagne, il était revenu au pays pour se marier. Il eut un fils qui mourut à l'âge de 20 ans. Pendant leur séjour à l'étranger les époux Antoine avaient amassé une petite fortune qu'ils convertirent en partie en immeubles.
        M. Antoine a toujours vécu très simplement et très sobrement. Il était végétarien et ne prenait ni viande, ni œufs, ni beurre, ni lait, rien qui provint de l'animal.
        Il professa la religion catholique jusqu'à l'âge de 42 ans, puis il s'appliqua à la pratique du spiritisme et continua jusqu'en 1906, date à laquelle il créa « le nouveau spiritualisme ».
        M. Antoine savait à peine lire et écrire. Nous eussions voulu rencontrer Mme Antoine, mais notre demande souleva des hésitations et nous n'insistâmes pas.
       – Ce n'est pas qu'elle soit si affectée, nous dit-on, elle comprend sa mission, mais...
        Mme Antoine a six ans de moins que son mari. Elle a les cheveux blancs. Sa figure, autant que nous ayons pu en juger par un portrait, est intelligente. Elle porte naturellement l'uniforme antoiniste : une sorte de long peignoir avec manches largement évasées et sur les cheveux un bonnet en crêpe tuyauté.
        Nous avons dit que M. Antoine débuta dans sa carrière de « guérisseur » par le spiritisme. Il fonda à Jemeppe le cercle des « Vignerons du Seigneur » dont l'inscription reste encastrée dans le mur extérieur de son temple. Mais il se fatigua bientôt de causer avec les morts et annonça par prospectus qu'on trouverait chez lui, le soulagement de toutes les afflictions morales et physiques. Il renonça aux évocations et se fit excommunier par les véritables spirites.
        Les clients ne manquèrent pas, mais s'étant aperçu que pour attirer la confiance il fallait droguer, il porta son dévolu sur une spécialité pharmaceutique qui si elle ne faisait pas de bien ne pouvait faire de mal et délivra des prescriptions fixant la dose à prendre suivant les individus. La justice intervint et le « guérisseur » fut condamné à deux fois 26 francs d'amende.
        Il abandonna la spécialité en question et fit annoncer qu'il avait le pouvoir de magnétiser l'eau qu'on lui apportait. De tous côtés, on accourut chez lui avec flacons et bouteilles, dans lesquelles il envoyait avec force gesticulations une soi-disant charge de fluide qui devait amener la guérison de toutes les maladies.
        Mais à tous ces exercices, M. Antoine se fatiguait. Il distribua alors des petits papiers qui avaient prétendument la propriété de magnétiser un verre d'eau. On les emportait et l'opération se faisait à domicile.
        Entretemps, le « guérisseur », avait élaboré une théorie vague de la Foi et des fluides. Le nouveau culte cherchait à se lancer. M. Antoine distinguait les bons et les mauvais fluides et maniait les bons pour guérir les personnes qui avaient la foi, foi en ses théories nouvelles bien entendu. Il fit alors l'imposition des mains, ce qu'on a appelé des passes individuelles. Les séances dominicales sont fondées et des disciples s'amènent.
        Cela devient encore une fois, trop fatiguant. M. Antoine avait construit son temple et il trouva les passes collectives, C'était la dernière manière et voici comment un assistant raconte la scène.
        C'est dimanche. Il est 10 heures. Les fidèles et les curieux occupent les bancs du temple, face à la tribune. Au pied de celle-ci assis à une table, se trouve un adepte. Il se lève :
        – Notre bon Père va venir. Avant d'opérer, il se recueille dans la prière. Respectez ce moment solennel. Ranimez votre foi, car tous ceux qui ont de la foi seront guéris ou soulagés. »
        Une porte s'ouvre sur le palier où se trouve la tribune. M. Antoine sort de ses appartements, l'air inspiré ; son regard est perdu dans l'au-delà. Il élève majestueusement les mains, étend les bras, remue les doigts pour laisser écouler sur l'assistance, tout le fluide qu'il a emmagasiné. Il ferme les yeux et rentre lentement sans avoir prononcé une parole.
        L'adepte se lève de nouveau :
        – L'opération est terminée. Les personnes qui ont la foi sont guéries ou soulagées. »
        La séance est finie et l'on fait entrer d'autres spectateurs pour la réédition de la même cérémonie (à la ligne). Comment expliquer l'affluence !
        Des malades qui se sont adressés inutilement aux médecins et auxquels le moindre espoir fait tenter l'expérience !
        Une réclame intensive qui s'étend aux villes d'eaux étrangères où l'on va chercher à recouvrer la santé !
        La presse antireligieuse raillant Lourdes mais vantant les prétendues guérisons du spirite jemeppois.
        Les médecins sont écartés du lit des Antoinistes. Consulter un médecin est pour eux, un manque de foi. Combien de fois cette crédulité a-t-elle entrainé la mort.
        La doctrine antoiniste est un tissu d'incohérences, de contradictions, de divagations, etc. Il n'y a pour lui aucune différence entre le bien et le mal. « Ne croyons pas en Dieu, dit-il, dans un chapitre de sa révélation, dictée à un sténographe, n'espérons jamais rien de lui, sachons que nous sommes Dieu nous-mêmes ».
        Nous avons quitté cet endroit pris d'une immense pitié pour de telles aberrations. Répétons que la saine population des bords de la Meuse, ne s'est pas laissée prendre dans les filets de l'antoinisme. On nous l'a répété encore tout le long du chemin :
        – Ici, Antoine n'est pas connu. Tous ceux qui vont chez lui ne sont pas du pays. Il aura beaucoup de monde à son enterrement. On annonce des milliers de personnes. Tant mieux, cela fait aller le commerce.
        La semaine prochaine Antoine sera déjà entré dans l'oubli et d'ici à peu de temps, il est probable que l'antoinisme l'y suivra.
        M. Antoine avait fait quelquefois annoncer sa fin prochaine.
        Les malades s'empressaient d'accourir, mais M. Antoine ne mourait pas. Cette fois, il n'a pas informé qu'il allait quitter sérieusement cette terre.
        Un jour un de ses adeptes lui avait demandé :
        – Maître, que deviendront vos disciples quand l'humanité vous aura perdu ?
        M. Antoine répliqua :
        – La mort, c'est la vie, elle ne peut m'éloigner de vous, elle ne m'empêchera pas d'approcher tous ceux qui ont confiance en moi, au contraire.
        Avant de mourir, M. Antoine avait pris ses mesures comme nous l'apprend l'avis de faire part de son décès :
                             Frère,
        Le conseil d'administration du Culte antoiniste porte à votre connaissance que le Père vient de se désincarner aujourd'hui, mardi matin, 25 juin. Avant de quitter son corps Il tenu à revoir une dernière fois ses adeptes pour leur dire que Mère Le remplacera dans sa mission, qu'Elle suivra toujours son exemple. Il n'y a donc rien de changé. Le Père sera toujours avec nous. Mère montera à la tribune pour les opérations générales, les quatre premiers jours de la semaine à dix heures.
        L'enterrement du Père aura lieu dimanche prochain 30 juin à 3 heures.

        Comme il est dit, il n'y aura donc rien de changé. M. Antoine mort est remplacé par Mme Antoine.
        M. Antoine était donc peu connu à Jemeppe et dans les environs. Il ne sortait plus depuis plusieurs années et ses adeptes ne se recrutaient pas dans la contrée, mais dans le Centre et le Borinage notamment, à Bruxelles même, où existe dans une rue du quartier Louise, in temple antoiniste, présidé par un officier retraité, en France, en Allemagne et jusqu'en Autriche.

    Le Patriote, 30 juin 1912 (source : Belgicapress)


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :