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Le cas de Vagner (L'Est Républicain, 5 avril 1927)
LE CAS DE VAGNER
aubergiste et guérisseurMetz, 4 avril. – M. Nicolas Vagner est un homme d’une cinquantaine d’années, exerçant, à Esch-sur-Alzette (Luxembourg), la démocratique profession d’aubergiste et jouissant dans le Grand-Duché d’une véritable célébrité. A la vérité, cette célébrité n’a rien de commun avec la vente des spiritueux à laquelle se livre Vagner depuis de nombreuses années. Elle lui vient du fait qu’il est guérisseur et il est devenu guérisseur parce qu’il est antoiniste.
L’antoinisme, vous le savez, est une petite religion nouvelle, née en Belgique croyons-nous, assez répandue dans le nord de la France et ayant conquis des adeptes dans les régions industrielles et minières du Luxembourg. De ces adeptes, le débitant Vagner fut un des premiers. Il est un des plus zélés et ces deux qualités lui ont fait attribuer le titre de président de l’association antoiniste d’Est, ce qui, d’après lui, est quelque chose comme archiprêtre ou évêque.
L’antoinisme est une religion pour personnes pratiques, puisqu’elle prétend guérir les corps de leurs maux en même temps qu’elle expurge les âmes de leurs péchés et débarrasse les hommes, et aussi les femmes, de leurs vices.
Le père Vagner, comme on l’appelle familièrement à Esch, digne émule du père Antoine, fondateur de la secte, a soif de dévouement et s’attache à faire des prosélytes. Il y mit tant d’ardeur que les autorités judiciaires luxembourgeoises lui cherchèrent querelle a un moment donné et le trainèrent devant le tribunal qui lui infligea une amende pour exercice illégal de la médecine sous prétexte que pour guérir les corps il prescrivait à ses fidèles l’usage de remèdes bénins.
Mais depuis longtemps les autorités luxembourgeoises se sont rendues compte que le pontife guérisseur n’est pas bien dangereux pour les malades et elles se désintéressent de lui.
Cependant, le père Vagner pensa que les Lorrains étaient, autant que les Luxembourgeois, dignes de ses soins spirituels et matériels et il vint dans la région de Thionville prêcher la religion nouvelle. Ce n’est pas un missionnaire comme les autres que l’aubergiste antoiniste. Il commença par donner des soins à quelques malades qui, sans doute, ne s’en trouvèrent pas mal puisque sa réputation de science s’étendit vite sur Hayange, Knutange, Algrange, Nilvange et environs.
Le père Vagner établit son cabinet da consultations et son confessionnal chez un nommé Trost, 103, rue de Casatelnau, à Nilvange, et les visites affluèrent. Elles affluèrent si bien que la gendarmerie voulut connaitre le nouveau médecin et eut l’indiscrétion de lui demander des diplômes qu’il ne put montrer pour l’excellente raison qu’il n’a jamais usé ses pantalons sur les bancs d’une quelconque école de médecine.
Sans se soucier des protestations des clients de l’apôtre, sans craindre la colère du Dieu dont se réclame le père Vagner, les gendarmes l’arrêtèrent et l’amenèrent à Metz, où il fut confié aux bons soins de M. le juge d’instruction Pagniez.
En même temps que le guérisseur, les représentants de la loi amenaient ses registres, car l’aubergiste antoiniste guérisseur a de l’ordre et tient une comptabilité que pourraient lui envier bon nombre de commerçants. Sur son livre-journal figurent les noms et adresses de 450 personnes ayant reçu une carte d’antoiniste, moyennant 20 francs, et des soins médicaux par dessus le marché.
Car M. Nicolas Vagner affirme qu’il ne se fait pas payer pour soigner les corps. Lorsqu’une personne, attirée par sa réelle réputation de guérisseur, vient solliciter ses services, il lui fait d’abord une petite causerie sur l’antoinisme. Si la grâce opère en elle, elle reçoit, en échange de 20 francs, une belle carte bleue lui donnant la qualité d’antoiniste et le droit de recourir aux bons offices du guérisseur pendant un an. Etant ainsi en règle, le visiteur expose son cas, fait connaitre le siège des douleurs dont il se plaint. Comme remèdes, le père Vagner prescrit la foi et l’amour de Dieu. Il prescrit aussi, car il faut bien, comme il le dit, frapper l’imagination, quelques médicaments inoffensifs rentrant dans la catégorie des remèdes de bonne femme, dont au surplus, personne n’eut jamais à se plaindre. Quant à ceux qui ne veulent pas entrer dans le giron de la nouvelle Eglise, le guérisseur les renvoie tout bonnement aux médecins ordinaires, à ceux qui ont fait des études.
Mais les 20 francs, qu’en fait-il ? allez-vous demander, car vous êtes curieux comme des juges d’instruction. Ce faisant, vous ne gênerez pas du tout l’aubergiste pontife qui vous répondra : une partie des sommes ainsi recueillies sert à l’entretien de notre chapelle (qui se trouve, je crois bien, dans son arrière-boutique) et à l’exercice de notre culte. Le reste est, par nous, employé en bonnes œuvres. Et cette déclaration vous sera confirmée par les antoinistes d’Esch, si la fantaisie vous prend d’aller leur demander ce qu’ils pensent de leur président, dont l’arrestation a provoqué une vive émotion dans la cité industrielle luxembourgeoise.
Cette émotion est telle que lundi matin une délégation d’antoinistes, composée du trésorier et de quatre membres du groupe d’Esch est arrivée à Metz en automobile, dans le seul but de demander Ia mise en liberté provisoire de Nicolas Vagner, dont l’absence prolongée causerait, disent-ils, les plus grands malheurs, plusieurs dizaines de malades, privés des soins du guérisseur, se trouvant en danger de mort.
Ces considérations, appuyées par un fort cautionnement et l’argumentation Serrée de Me Joseph, défenseur de Vagner, décideront sans doute M. Pagniez à rendre le guérisseur-pontife bistro à ses malades, à ses clients, et à ses fidèles, ce qui n’empêchera pas de le renvoyer devant le tribunal correctionnel, s’il y a lieu.
En tout cas, il y a gros à parier que les antoinistes d’Hayange et environs seront dorénavant contraints d’aller à Esch pour remplir leurs obligations spirituelles car Vagner paraît bien décidé à ne pas revenir dans un pays aussi peu hospitalier aux prêtres des religions nouvelles et aux guérisseurs amateurs. H. D.L'Est Républicain, 5 avril 1927
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