• Le Pélerin, nouvelle de Mme Breusing de Liège (Le Fraterniste, 6 mars 1914)

    Le Pélerin, nouvelle de Mme Breusing de Liège (Le Fraterniste, 6 mars 1914)

    Le Pèlerin

        Madame Breusing, de Liège, grande amie du « Fraterniste », nous a fait le plaisir de nous adresser la nouvelle suivante que nos lecteurs liront très certainement avec grand plaisir.
        Nous l'en remercions vivement.

    \-/

        Un homme avait à faire un voyage vers un but, dont il ignorait s'il était proche ou éloigné : c'était au pays promis de félicité qu'il voulait aller. Il n'en connaissait rien de précis ; il savait seulement qu'au terme du voyage, il aurait à rendre compte de tout ce qu'il aurait fait en cours de route.
        Dans l'incertitude, le chemin direct était difficile à trouver ; il en fut bientôt convaincu. Il rencontra beaucoup d'hommes qui tendaient au même but, mais chacun prenait une route différente.
        Après avoir causé à plusieurs d'entre eux, il entendit une si grande quantité d'opinions différentes, qu'il résolut de poursuivre la route qu'il s'était tracée. Mais bientôt voici de nouvelles bifurcations. A chaque chemin se trouve bien un poteau indicateur, mais ils portaient tous : « Au Pays de Félicité » et encore d'autres indications, mais rendues illisibles, ayant subi quantité de remaniements.
        Une route plus large, noire de monde, attire ses regards. Il s'avance et il lit « AU PAYS DE FELICITE PAR ROME. » Tiens, se dit-il, ne serait-ce pas le chemin sans détours que je cherche ? Et au même instant un vieillard majestueux, recouvert d'un long manteau brodé d'or, portant sur la tête une mitre à trois couronnes, surmontée d'une croix étincelante de diamants s'approcha de lui et lui dit : « Tu veux aller au pays de félicité ? » – « Оui », répondit le pèlerin. Et le vieillard, élevant sa crosse ornée de pierreries, lui indiqua le chemin de Rome en lui disant avec autorité : « Voilà le seul et vrai chemin qui conduit au pays de félicité. »
        Rendu méfiant par cette si grande assurance, ajoutée à toutes les divergences d'opinions entendues jusque-là, le pèlerin lui demanda : « Es-tu certain de ce que tu avances ? »
        – « Tu ne sais donc pas qui je suis », répliqua son interlocuteur irrité. « Je suis le délégué du Maître, du pays de félicité ; il m'a donné procuration et plein pouvoir sur tous les hommes de la terre. Moi seul peux en indiquer la voie. »
        – « Veux-tu me laisser voir ta procuration ? » lui dit le pèlerin.
        – « Tu ne peux pas la voir, répondit le vieillard, elle se trouve dans un livre qui a été écrit il y a 1900 ans et qui est tellement sacré, que seuls, moi et mes délégués ordonnés, peuvent en prendre connaissance, et peu sont aptes à l'interpréter. Il leva de nouveau sa crosse et lui indiquant les autres pèlerins sur la route, il lui dit sèchement : « Va les rejoindre et poursuis ta route avec eux. »
        Le pèlerin, un peu interdit, vit en effet une multitude d'hommes et beaucoup d'enfants qui tenaient en mains, les uns des bâtons à crois dorées, d'autres, des étendards aux couleurs vives et où on y distinguait des figures et des cœurs ; il les entendit psalmodier « Ave Maria ! Ave Maria !... »
        Au moment de les rejoindre, il fit cette réflexion : « Mais pourquoi s'adressent-ils à une femme et non directement au Maître du pays de félicité ? » et cela lui déplut. Il revint auprès du vieillard et lui dit encore : « Mais as-tu toi-même parcouru le chemin que tu indiques ? » — « Non, fut la réponse, je ne l'ai pas parcouru, mais bien mon prédécesseur, « Saint Pierre. » Il est depuis assis à la porte du pays de félicité, et il ne laisse entrer que ceux qui ont pris ce chemin. Comme symbole de ce que je suis bien son successeur, je porte cette clef, qui est celle du pays de félicité. Le pèlerin remarqua seulement alors qu'il tenait dans l'autre main une énorme clef, artificiellement forgée (ce qui lui sembla étrange) et il lui dit : « Puisque tu n'as pas fais toi-même ce trajet, je ne vois pas bien que tu puisses me certifier, sans autres preuves, que c'est le seul et vrai chemin et je préfère encore continuer ma route, qui me conduit sans doute au but poursuivi. »
        A cette réplique, l'homme à la triple couronne, s'emporta en s'écriant : « Puisque tu doutes de mes paroles tu n'es qu'un mécréant, tu n'es qu'un hérétique !!! » Et la foule, se retournant vers lui, ils s'écrièrent tous : « Anathema sit ! Anathema sit !! »
        A cette rumeur de haine, le pèlerin, saisi d'effroi, s'enfuit à grands pas, mais au premier chemin qu'il rencontra, un homme vêtu de noir, portant une barette noire sur la tête, le menton appuyé sur un petit collet blanc, vint à lui et il lut sur le poteau indicateur : « AU PAYS DE FELICITE PAR VITENBERG ». Cet homme austère lui dit : « Si tu cherches la voie qui conduit à ce pays, c'est celle-ci que tu dois prendre. »
        – Es-tu bien sûr de ce que tu avances ? » répliqua le pèlerin étonné.
        – Certainement, reprit l'homme noir, le Maître de ce pays m'a mis ici pour détourner et ramener les hommes qui s'égarent sur de faux chemins », — « Le Maître te l'a-t-il dit, lui-même ? » questionna le pèlerin. – Non, répondit l'homme grave, mais cela est écrit depuis 1900 ans dans la Biblia sacra, et nous seuls l'interprétons, comme le Maître l'a voulu ». Et disant cela il ouvrit un gros livre noir, à la première page, et il y lut, imprimé : « Das neue Testament… Unseres Herra und Heilands Jesu Christi. Durch Doctor Martin Luther verteuschet. Druckte und verlegte Johann Delleffsen. Minden 1719. » Le pèlerin, perplexe, se souvenant des paroles de l'homme au manteau brodé d'or, jeta un regard sur la route qu'il lui indiquait ; il y vit moins de monde que sur celle de Rome, la route était aussi moins belle et moins large, les pèlerins y étaient sombres et silencieux. Il dit alors à son interlocuteur : « Un homme richement vêtu, posté au bord du chemin précédent, m'a aussi dit que la voie qu'il indiquait était consignée dans un livre sacré, écrit il y a 1900 ans, ne serait-ce pas le même ? »
        – « Oui, c'est le même, mais nous seuls avons compris ce qu'y a enseigné le Maître, et si tu ne nous crois pas, tu n'es qu'un impie, tu n'es qu'un hérétique ! »
        Le pèlerin, interdit par ces imprécations déjà entendues, lui dit doucement : « Je ne veux pas douter des vérités que contiennent ce livre sacré, mais, pendant 1900 ans, que de fois n'a-t-il pas été traduits, interprété, copié et recopié, et la tradition est sujette à des erreurs qu'on reconnaît avec les années. Je sais très bien, par expérience, que de simples contes, qui ont passé de bouches en bouches depuis quelques années seulement, finissent par s'altérer et ne plus contenir l'enseignement pur qu'on y trouvait dans le principe. Il s'agit ici de 1900 ans, alors... »
        – « Je vous assure, reprit l'homme à la mine rébarbative, que notre interprétation est la bonne et la vraie ». Il s'animait en disant cela.
        – « Eh bien, reprit le pèlerin, l'homme à la crosse disait exactement la même chose. Je ne tiens nullement à me mêler à vos dissentions, et je vais encore poursuivre ma propre route. » A ces mots, son interlocuteur, se fâchant, lui jeta à la face :
        – « Si tu ne crois pas ce que je te dis, et qui est écrit dans le livre sacré, tu es damné et tu ne pourras jamais entrer dans le pays de félicité. Tu n'es qu'un impie, tu es un hérétique... et tous ceux qui passaient à l'instant sur cette route, s'écrièrent à l'unisson. « Voilà un impie ! voilà un impie ! »
        Le pauvre pèlerin, tout marri d'avoir indisposé et mis en colère deux hommes qui avaient voulu chacun le mettre sur le bon chemin, tomba dans de profondes et graves réflexions. Tout attristé, marchant la tête basse, ses pensées se portèrent vers DIEU, et il l'implorait dans son for intérieur. Il sortit de sa profonde méditation au son d'une voix douce et compatissante, qui lui disait : « Tu es affligé, mon frère. Pourquoi doutes-tu ? »
        Levant les yeux vers l'inconnu, à cette interpellation amicale, il se sentit attiré vers lui, et il remarqua alors qu'il venait de la direction du pays de félicité. Il était vêtu d'une longue draperie blanche, rejetée en plis souples sur l'épaule gauche ; il marchait tête nue, laissant voir de longs cheveux partagés sur le front, un sourire ineffable se jouait sur ses lèvres, entourées d'une belle barbe soyeuse. Il attirait par la bonté, rayonnant de tout son être. Il se sentit conquis, enveloppé de fluides bienfaisants, et plein de confiance, il se jeta à ses pieds en disant : « Qui que tu sois, tu as gagné mon cœur, je veux déverser mes peines dans le tien si compatissant. Oui, je suis triste et fatigué... les hommes qui m'arrêtent en chemin me remplissent de doutes et de tristesse ; je viens encore d'en indisposer deux, qui, pleins d'aigreur, me traitent d'impie, parce que je trouve raisonnable de ne pas suivre leurs conseils ni leur route. Le cher compagnon répondit : « Ta sensibilité, ton affliction, prouvent que tu es sur la voie qui conduit au pays de félicité. Ce n'est qu'un sentier étroit, plein d'écueils et de précipices où il est difficile de marcher. »
        Le pèlerin, rempli du plus ardent désir, plein de nouvelles forces et de courage, envahi d'un bien-être indicible, les yeux perdus dans le vague, comme transformé, illuminé, s'écria : « Je supporterai tout, je braverai tout, et j'arriverai au port avec toi. » Ensemble, ils poursuivirent la route. Ils étaient l'un et l'autre muets devant les spectacles grandioses, mais souvent effrayants, qu'offrait la nature à leurs yeux éblouis et terrifiés.
        Le jour baissait, point de lune au firmament, bientôt l'obscurité complète les enveloppa. Quel ne fut pas l'étonnement du pèlerin en voyant son compagnon la tête auréolée et le corps entouré d'une lueur suffisante pour éclairer leurs pas. Ils côtoyaient des précipices où s'abimaient avec fracas les morceaux de roches qui se détachaient sous leurs pieds.
        Des mugissements terrifiants sortaient de ces abîmes. Le frôlement d'ailes immenses le faisait chanceler au bord de trous béants ; il trébuchait sur des corps visqueux et de sourds gémissements s'élevaient vers lui qui le remplissaient d'effroi. L'air se raréfia, il devint étouffant, un sourd grondement, suivi d'éclairs éblouissants, lui découvrent toute l'horreur des lieux les environnant. Bientôt une pluie douce et bienfaisante tombe et il aperçoit au loin, bien loin, un point lumineux, brillant, et son regard ne sait plus s'en détacher ; il pressent que c'est le présage du terme de son voyage, et poussant un soupir de soulagement, il veut exprimer toute sa reconnaissance à son compagnon, mais il s'aperçoit qu'il n'est plus à ses côtés. En revanche, il voit un homme, tout semblable à lui, qui le dévisage, et il reconnaît bientôt, non un inconnu mais un homme de son pays. Comment le trouve-t-il ici, complètement transfiguré, lui qui était si misérable, si bafoué ? Il paraît tranquille et heureux, comment est-il arrivé en ces lieux, qui a guidé ses pas ? Il va vers lui et en même temps, spontanément, ils se tendent les mains, ils se donnent le doux nom de frère, ils vont se conter les péripéties de la route. Tous deux reconnaissent qu'ils ont eu le même guide. Ils ont été conquis par les effluves d'amour que dégageait cet Etre surnaturel. Pleins de confiance, ils l'ont suivi et suivent encore ses traces. Ils en parlent avec amour et reconnaissance.
        Le chemin s'élargit, ils parcourent de vastes plaines et des champs promettant une récolte abondante. De gais ruisseaux serpentent, en répandant autour d'eux la fraicheur et la fertilité ; ils peuvent sans crainte se désaltérer à ces eaux pures et limpides.
        A force de fouler une herbe douce et tiède, la rosée s'évaporant lentement sous les pâles rayons du matin, leurs pieds perdent toute trace de meurtrissures. Ils se sentent frais et dispos, animés d'un courage grandissant. Ils n'ont pas assez de toutes leurs facultés présentes pour admirer la nature dans son complet épanouissement. Ils sont muets, ne trouvant pas les mots nécessaires pour dépeindre leurs sensations multiples, leur ivresse débordante ; ils se serrent la main, ils se comprennent, ils partagent les mêmes sentiments, ils sont unis par l'esprit et par le cœur. Ils sentent et ils comprennent qu'ils doivent être dans le pays de félicité ; ils n'ont cependant pas franchi de frontières, on ne leur a ouvert aucune portes, on ne leur a rien demandé.
        Pas un nuage au firmament, le ciel paraît de cristal parsemé d'étoiles étincelantes, leurs regards se perdent dans l'Infini. Une sensation étrange les étreint et les ravit. Ils ont conscience qu'ils sont près du Père Eternel, ils le sentent mais ils ne le voyent pas. Ils n'ont plus conscience de leur corps charnel, et cependant ils ont conservé leur personnalité. Ils se souviennent de toutes leurs vies passées et elles ont été nombreuses. Ils sentent que la plus sainte des missions leur est désormais dévolue : ils ont la connaissance et ils vont rebrousser chemin, afin de guider et d'aider, comme ils l'ont été, ceux qui cherchent et qui sont de bonne volonté.
        Quand le dernier des mortels aura la connaissance, il règnera une félicité universelle.
        L'enfant prodigue sera rentré au bercail, ce sera l'ère du Père, son règne sera rétabli sur la terre comme au Ciel.
        Un règne de Beauté, de Paix et d'Amour universel !

    \-/

           Faites bien et vous trouverez bien.
        La morale tout entière repose sur la Charité, l'amour du prochain et le respect de soi-même, le reste n'est dû qu'à des différences d'usages et de dogmes.

                                                                                Le 7 Juillet 1911.

    Le Fraterniste, 6 mars 1914


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