• Le Père Dor en correctionnelle - Les aléas de la divinité (La Région de Charleroi, 19 novembre 1916)(Belgicapress)

    Le Père Dor en correctionnelle - Les aléas de la divinité (La Région de Charleroi, 19 novembre 1916)(Belgicapress)

     Chronique des Tribunaux
    Tribunal correctionnel de Charleroi
    Audience du 17 novembre
    Le Père Dor en Correctionnelle
    LES ALÉAS DE LA DIVINITÉ

    Audience de l'après-midi

        L'audience du matin terminée, la foule stationne longtemps sur le boulevard Audent, attendant la sortie du Messie du XX° siècle qui en avait pris quelque peu pour... son rhume pendant trois heures qui ont dû lui paraître interminables.
        La curiosité du populo fut déçue car Pierre Dor ne parut pas et festoya, à la végétarienne, sans doute, dans une salle attenant à celle des débats.
        Il aura été fort peu désireux d'être à nouveau l'objet des manifestations de sympathie... à rebours organisées en son honneur les journées précédentes et il a cru bon de respirer quelques heures de plus l'atmosphère plus clémente du temple de Dame Thémis.
        Stoïquement, du reste, nombre de curieux, j'allais écrire passionnés, firent comme le Père Dor et restèrent au Palais pour « retenir » leur place !
        Peu avant l'ouverture des débats, le petit père s'avança vers ses adeptes et leur dit : « Mes enfants, je n'irai pas à Roux lundi, mais seulement la semaine suivante. »
        Ouf ! voilà une semaine de fluide... au diable.

    *
    *   *

        L'audience est reprise à 3 heures 15 et la parole as donnée à Me Lucien Lebeau, premier défenseur du prévenu.
        Me Lebeau dit, qu'il s'en voudrait, au début de sa plaidoirie, de ne pas rendre hommage à Messieurs les membres du siège, pour l'impartialité dont ils ont fait preuve depuis l'ouverture des débats.
        Le Parquet a poursuivi sur la plainte des Chartier et de Mme Delisée. Le prévenu s'en félicite. On escomptait un scandale et finalement on a abouti à l'accouchement d'une souris ; à l'Ecole Morale, tout s'est passé correctement.
        L'honorable avocat rend hommage enfin aux belles plaidoiries de ses deux adversaires.
        Celle de Me Bonehill a été particulièrement brillante.
        J'ai cru, dit Me Lebeau, distinguer dans cette manière de tuer le Christ et l'Antechrist l'idée de provoquer la passion religieuse dans le cœur des magistrats.
        Ces moyens n'ont pas abouti et vous rendrez, messieurs, votre jugement dans le calme de votre conscience.
        Le Dorisme est un phénomène d'ordre religieux.
        J'entends que le Dorisme est une manifestation de l'instinct religieux. Ce culte pousse l'homme à rechercher son origine. Au domaine religieux appartient ce phénomène de la conversion.
        Voici comment la conversion se réalise : un homme vise à gagner beaucoup d'argent et croit que c'est là le bonheur ; à un certain moment, à la suite de la mort d'un enfant, cet homme est ébranlé dans sa conviction d'avoir voulu atteindre un bonheur illusoire.
        Alors ses désirs du second plan passe au premier plan.
        Ce problème est admirablement résolu par l'éminent historien Tolstoï dans son livre intitulé « Résurrection ».
        Les adeptes Doristes sont des gens qui ont soufferts moralement ; ils se sont adressés à M. Dor qui leur dit qu'ils s'étaient trompés de route en courant après un bonheur illusoire.
        On se guérit de la souffrance en se dématérialisant. Il faut tuer ses passions et lorsqu'on a tué ces dernières : on éprouve une grande satisfaction. Les conversions des doristes sont à la fois d'ordre moral et religieux.
        Leur conversion morale a été suscitée par leur croyance. Cette foi leur donne la sensation qu'ils ont trouvé le bonheur.
        Ces gens se sentent délivrés d'une vie antérieure, comme le prisonnier de guerre qui rentre dans sa patrie.
        La Doctrine Doriste est une petite religion nouvelle, créée par M. Dor.
        Si le fait s'était passé en Angleterre, M. Dor n'aurait pas eu besoin de s'expliquer.
        En Angleterre, à tout instant, un illuminé crée une religion.
        Si au lieu de juger M. Dor vous auriez eu à juger un rebouteux, verriez-vous des gens qui s'émouvraient jusqu'au délire ? Non, vous verriez quelques témoins qui déposeraient avec calme et sans enthousiasme exagéré.
        Or, ce n'est pas cela ; c'est autre chose ; la reconnaissance des adeptes du Père Dor revêt un caractère de reconnaissance exaltée.
        M. Dor les a initiés à une doctrine qui pour eux, est la lumière. Physiquement, ils sont guéris.
        Me Bonehill. – Ils sont morts.
        Me Lebeau. – Ils sont morts de leur ancienne vie.
        A leurs yeux, M. Dor est le professeur de la doctrine qui provoque l'extase. L'action du ministère public se brise contre l'article 14 de la Constitution lequel vise la liberté du culte.
        Pouvez-vous décider que le culte Doriste leurre un amas d'imbéciles ?
        Les adeptes considèrent le culte Doriste come la religion véritable et non comme des billevesées.
        Bien plus, en frappant M. Dor, en l'emprisonnant vous trapperiez cette petite église dans la personne de son chef.
        Des gens sains consultent journellement M. Dor et on vous demande de condamner ce dernier, parce qu'il a fondé cette église.
        La corps judiciaire n'a pas le droit de dire cela et doit s'incliner devant lui comme devant un fait.
        Supposez que dans un avenir éloigné on traduise devant les tribunaux tous les prêtres et qu'on les condamne comme imposteurs, mais ce serait atteindre le culte lui-même.
        Avoir fait un tel effort pour s'élever et retomber alors à plat, ce serait pour les adeptes la désillusion la plus complète.
        Si cette croyance était nuisible à l'ordre public, on admettrait mais les théories morales du Père Dor sont louables.
        Il faut laisser en paix les Doristes, qui sont de braves gens qui ont trouvé le bonheur dans la pratique des doctrines du Dorisme.
        Supposez que vous condamniez M. Dor et que les adeptes ne s'inclinent pas, ce sera alors M. Dor que grandira et ses adeptes le considèreront comme un martyr et l'en vénéreront davantage.
        Ce serait de la persécution religieuse et nous savons par l'histoire que la persécution n'a jamais servi qu'à faire grandir l'enthousiasme des adeptes.
        Le tribunal hésite et se demande si M. Dor n'est pas un imposteur. M. Dor a-t-il l'obligation de prouver qu'il est sincère ? Non. C'est un problème moral et non juridique, il est insoluble.
         Quand direz-vous qu'un homme est sincère ou non ?
        Vous ne le pouvez et jusqu'à preuve du contraire, M. Dor doit être considéré comme sincère.
        Quand quelqu'un ouvre une église et crée un culte, il n'a de compte à rendre à personne. Il est commode de dire que M. Dor dit des extravagances, mais la foi ne se démontre pas et les affirmations de M. Dor ne sont pas une preuve contre lui. Mahomet a dit un jour qu'il avait vu l'ange Gabriel.
        On lui a d'abord ri au nez, mais Mahomet a néanmoins fondé une grande religion. Cette doctrine est-elle si obscure qu'on veuille bien le croire ? Non.
        Ses disciples affirment qu'il est le Christ réincarné, M. Dor croit à la réincarnation des âmes et il est certain qu'il est profondément imbu des doctrines du Christ.
        Vous avez affaire à un homme qui est passionné. La croyance sincère de M. Dor, qu'il est le Christ réincarné, ne doit donc pas faire sourire.
        Me Lebeau parle du bouddhisme qui est né à une époque à laquelle il y avait un affaissement moral.
        L'honorable avocat donne lecture des quatre vérités du culte de Bouddha.
        Les passions rendent malheureux. Pour être heureux il faut donc renoncer aux passions, cause des souffrances.
        Le bouddhisme ressemble au dorisme.
        Le régime végétarien est également imposé et ce uniquement pour éviter qu'on ne mange un de ses frères. (Rires.)
        M. le Procureur a raillé le passage du livre « Le Christ parle à nouveau » qui dit qu'il faut toujours s'avouer coupable, mais cela est vrai car le mal est en vous.
        Me Bonehill. – Si vous nous parlier du désintéressement du bouddhisme.
        Me Lebeau. – Le bouddhisme est désintéressé.
        Me Bonehill. – Il est inconciliable alors avec le dorisme.
        Me Lebeau. – Cette doctrine a produit de bons résultats, les adeptes du Dorisme sont des gens qui se sont corrigés de leurs défauts.
        C'est aux fruits qu'on doit juger l'arbre.
        Vous pouvez souhaiter qu'il ait embrassé une autre doctrine, mais vous ne pouvez leur contester le droit d'être doristes ; ce serait contraire à l'esprit de la constitution.
        M. Dor donne l'impression d'un rêveur ou d'un contemplatif.
        Vous avez entendu Zoé Fermeuse, l'ancienne femme de charge de M. Dor ; cette femme a affirmé que M. Dor suivait le même régime que celui qu'il impose à ses adeptes.
        Ce n'est que depuis quelques temps, que M. Dor prend des œufs et ce à cause des circonstances présentes.
        M. Dor vivait cloîtré à la manière d'un ermite, il est arrivé à puiser une grande force morale.
        A ce moment de la plaidoirie de Me Lebeau, Pierre Dor est très abattu, il soupire longuement quand son défenseur parle de ses enfants, dont l'ainé fréquente les cours de l'Université du Travail et se destine à l'électricité.
        Dor n'a donc pas une fortune permettant d'entrevoir pour ses enfants des positions brillantes.
        M. Dor est d'origine ouvrière et il met ses principes en concordance avec ses actes.
        Me Lebeau donne lecture de différents passages du livre : « Christ parle à nouveau », et se demande où on voit là-dedans un style empirique.
        N'est-ce pas une manière familière de dire les choses. Est-il extraordinaire qu'un artisan ait écrit cela ?
        Non, ce sont là des paroles qui ne sont pas banales.
        Dire que la vie telle que la comprennent beaucoup de personnes ne sont que des illusions qui cachent bien des peines n'est pas une pensée banale c'est toute la théorie de Platon.
        Me Lebeau s'arrête là et affirme que l'ouvrage du Père Dor est consciencieusement pensé et écrit.
        Il tire la conclusion que bien que l'auteur n'ait pas le talent d'écrire, arrive à dire des choses vraies et pense ce qu'il dit ; c'est ainsi qu'on peut voir des orateurs élégants laisser leur auditoire indifférent, tandis que des plébéiens, prononçant des discours dans un langage frustre, soulevaient littéralement leur auditoire.
        Un incident se produit, une dame tombe en syncope. On réclame un docteur. On sourit et on semble désigner le père Dor, capable de ranimer cette femme qui peut-être est une de ses adeptes.
        On a dit que le Père Dor n'était pas l'auteur de ses livres et de ses brochures, je verse aux débats les brouillons livrés par le Père Dor.
        Me Bonehill. – Sont-ils enregistrés ? (Rires.)
        Me Lebeau. – Vous n'avez pas fait la preuve que M. Dor était un plagiaire.
        Me Bonehill. – La voilà...
        Me Morichar. – Oui, dix pages sur trois cents.
        Me Lebeau. – Il y a bien quelques passages plagiés, mais le Père Dor le signale et l'encadre.
        Du reste, M. Dor veut toujours perfectionner son œuvre et c'est ainsi qu'il a écrit plus d'un livre.
        S'il avait voulu exploiter la crédulité humaine, il se serait uniquement attaché à vendre un seul livre.
        Me Lebeau invoque l'exemple de Molière.
        M. le Président. – Molière était un génie.
        Me Lebeau. – Et malgré cela il a plagié. Victor Hugo a aussi été accusé de plagiat. Donc pour se résumer à cet égard, ces livres sont de lui et prouve sa sincérité. M. Dor prêche le désintéressement. Est-il désintéressé ? Oui et il est parvenu à avoir des preuves écrites de son désintéressement.
        Vous connaissez son passé, il a commencé par être ouvrier et comme tel possède des certificats d'honnêteté et de moralité. Il gagnait bien sa vie. Qu'est-ce qui l'a incité à quitter l'usine ? C'est un accident.
        A l'âge de 33 ans il s'est installé épicier et un peu plus tard restaurateur à Jemeppe-sur-Meuse, où il gagnait largement sa vie. Il abandonna ce commerce lucratif, vendit ses maisons pour une somme de 18,000 francs.
        Dans son compte de banque arrêté au 30 juin 1906, on remarque qu'il versait régulièrement, fin de chaque mois des sommes relativement importantes provenant de bénéfices réalisés dans son commerce. C'est alors qu'il a été l'objet d'une cause morale et il s'est aperçu à ce moment la cause de ses maux.
        Il alla chez le Père Antoine avec qui il tomba en désaccord. Il rencontra un industriel liégeois qui le décida de l'accompagner en Russie. Il y fit des guérisons et c'est ainsi que la police et les docteurs eux-mêmes firent des propositions à M. Dor de travailler sous leur responsabilité, ce à quoi il refusa.
        Comme conséquence de son refus, il dut quitter la Russie et c'est ainsi qu'en 1909 il vint à Roux, où il fonda le culte Doriste.
        Un Liégeois en reconnaissance des services lui rendus par le Père Dor, offrit à celui-ci des fonds en vue de la création de l'Ecole Morale.
        Le Père Dor remboursa cette somme deux ans après, alors que le Liégeois de le demandait pas.
        Ceci est décisif, dit Me Lebeau, le désintéressement complet de M. Pierre Dor.
        Le solde, soit 3.00 fr., fut remboursé par une cession de créance. L'acte fut passé devant notaire.
        Si cet industriel n'a pas été cité comme témoin, c'est parce qu'il est actuellement en Russie où il a ses intérêts.
        J'ai démontré qu'il posait un acte qui ne peut s'expliquer que par un désintéressement complet.
        Un autre fait : M. Dor se mit en rapport avec la célèbre fabrique de margarine Vanderbergh's Limited.
        M. Romain se mit à vendre la margarine « Bra » avec d'importants bénéfices.
        Comme M. Dor juger cette margarine excellente, il conseilla à la firme de la dénommer « margarine du Père Dor ».
        On crut alors que c'était une affaire d'or et que Pierre Dor en retirait gros bénéfices.
        Le dépositaire se brouilla avec le Père Dor et fut remplacé par M. Servaes.
        Il y eut procès dans lequel intervint personnellement M. Dor qui favorisa de sa déposition l'adversaire de son protégé.
        Le Père Dor n'a touché aucun bénéfice de la société ; mais l'opinion publique colportait le bruit que le Père Dor touchait des bénéfices du dépositaire.
        Or, dans une correspondance échangée entre Monsieur Romain et M. Dor, le premier proposa de laisser tout le bénéfice au profit de l'Ecole morale, qu'il se contenterait, lui, de son bénéfice de restaurateur.
        Dor refusa catégoriquement : nouvelle preuve de son désintéressement.
        Il est 6 h. 30 ; Me Lebeau interrompt sa plaidoirie qu'il continuera à l'audience de mercredi prochain.
        Armons-nous de patience, car l'honorable défenseur annonce qu'il en a encore pour 3 heures.
        Me Morichar prendra ensuite la parole ; puis viendront les répliques. Il y a dès lors lieu de supposer que cette affaire ne sera terminée que mercredi soir pour autant que le tribunal siège l'après-midi.
        La semaine... Doriste est terminée. Pierre Dor s'est acheminé vers la Ville-Basse.
        Une foule énorme lui a fait escorte en lançant à son adresse quantité de quolibets wallons, tous au plus plaisants.
        Pour l'instant, on ne parle plus de la guerre ni des chômeurs, c'est l'affaire du Père Dor qui fait l'objet de toutes les conversations. On discute les chances d'acquittement ou les dangers d'une condamnation. On joue même au jurisconsulte et certains veulent ouvrir des paris ! L'argent est rare, aussi parie-t-on deux demis contre un.
        Dans le but d'orienter certains parieurs... de demis, nous donnerons dans notre numéro de demain, différentes opinions sur cette cause qui passionne tant l'opinion publique.                                                RASAM.

    La Région de Charleroi, 19 novembre 1916 (source : Belgicapress)


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