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Le Père Dor parle au ''Bruxellois'' / Au Palais (Le Bruxellois, 14 avril 1917)
LE PERE DOR
parle au “Bruxellois„Ce qu'il pense et ce qu'il dit dans l'intimité.
Sur la lisière de Saint-Job, dans un endroit pittoresquement écarté, rue du Moulin, 234, ou pour mieux dire « Drève », — car c'en est une dans toute l'acception du mot, — se dresse une modeste maison basse, construite plutôt en profondeur qu'en hauteur, et dont l'architecture un peu spéciale frappe tout de suite le regard. Sur une sorte de porte cochère, toute pimpante de fraîche peinture, se détache, à hauteur d'homme, une enseigne, qui porte en belles lettres bien lisibles : « Ecole Morale » avec, en dessous, la mention : Le Père reçoit le jeudi de 7 à 2 heures. D'autres indications de jours de la semaine sont supprimées au moyen d'une simple bande de papier blanc collée dessus...
C'est là, — dans son sanctuaire, — que le « Père » nous reçoit, — le « Père » tout court, car son pontificat ne semble pas trop volontiers s'encombrer d'une désignation familiale plus précise. On longe le bâtiment dans toute sa longueur, pour pénétrer, dans le fond, sur la gauche, dans une salle, qui a plus d'un prétoire de justice de paix, que d'un temple ou d'une salle d'école. De nombreux bancs sans dossiers, simples, mais confortables, s'alignent là. Dans le fond, au centre, en plein mur, se détache une photo au charbon, presque grandeur nature, représentant le « Père » Dor qui, d'un geste accueillant et protecteur encourage une femme éplorée, qui se traîne, suppliante, à ses pieds. Cela rappelle un peu, — oh ! très vaguement, — le fameux tableau figurant le Christ accueillant d'un geste plein de mansuétude et d'indulgence, Madeleine repentie, se prosternant devant lui... En face de la petite porte donnant accès dans la salle de réunions, dans un coin, se dresse un petit pupitre devant lequel trône une brave dame, dans laquelle, du premier coup d'œil, on reconnaît une fervente adepte. Elle est préposée à la vente des « ouvrages » du Père, dont le prix, — 2 fr. 50 le volume — est affiché bien visiblement sur les murs.
On nous annonce au Père Dor qui vient au devant de nous et, comme il y a là deux dames venues pour le consulter, nous dit, chose toute naturelle : — Les dames d'abord, n'est-ce pas, Monsieur ?...
On est talon-rouge dans le temple du Père !..
Mais cela ne semble pas traîner chez lui. C'est en cinq sec que les visiteurs sont expédiés. Ils ne font en quelque sorte qu'entrer et sortir, dans une petite pièce meublée uniquement d'un bureau américain à tambour en chêne vernis, très modern-style, d'un petit poêle fantaisie et d'une plante d'ornement.
Pas de chaises... C'est un ustensile mobilier superflu aux yeux du « Père », car il pourrait inciter aux trop longues stations dans son « salon » de réception... Or, si jamais le précepte bureaucratique « Soyez bref ! », trouve son application, c'est bien chez le « Père ».
Pour « Le Bruxellois » le Père Dor veut bien faire une exception. Il prolonge l'entretien pendant une bonne heure et, dame ! force lui est bien d'aller chercher deux sièges...
— C'est la première fois depuis longtemps, que des chaises entrent ici ! observe-t-il en souriant. Toutes mes réceptions se font « debout ».
D'abord extrêmement réservé, le « Père », ayant sans doute l'intuition qu'aucun fluide hostile n'émane de nous ne tarde pas à se livrer tout entier, et, en une aimable causerie, il nous expose tout au long son histoire, d'un bout à l'autre. On la connaît suffisamment par les comptes rendus des débats du procès de Charleroi et par ce qui s'est dit jusqu'ici à son sujet dans le prétoire de la 3e Chambre des Appels correctionnels de Bruxelles. Inutile donc d'y revenir.
Ce qui était plus intéressant pour l'instant, à la veille de la reprise des débats et du jugement de la Cour, c'était de fixer la mentalité présente du « Christ » de Roux et de recueillir ses pensées intimes.
Le « Père », dont le visage, au cours de la conversation se transforme, se rajeunit en quelque sorte, reflétant une parfaite sérénité d'âme, se laisse doucement aller aux confidences. Sa voix est égale, dégagée de toute passion, même fugitive ; il n'y a que dans ses yeux bleus qui s'allument par moments une flamme de jeunesse, très vive, et c'est cette flamme là qui, peut-être, est pour beaucoup, dans l'influence que le « Père » exerce dans certains milieux, et surtout sur l'élément féminin. (Se rappeler le moine Raspoutine et son influence sur les grandes dames russes.).
Le « Père » affirme surtout et par dessus tout son « désintéressement » et il cite, à l'appui de ses affirmations, de nombreux faits qui, selon lui le prouvent irréfutablement.
— Mais, faisons-nous observer, le public, non sans quelque raison, se demande comment se concilie ce « désintéressement » avec les quêtes, la présence d'un tronc, dans votre salle de réunion, et la vente de vos brochures.
— Mon Dieu, Monsieur, nous réplique le « Père », il faut bien récupérer ses frais ; il faut bien vivre aussi... Et comment ferais-je pour manger ?
La vie est très chère... J'ai des frais généraux et les impressions me coûtent ; il y a la typographie et le papier... Je cherche à récupérer, non à gagner. Et puis, mon tronc, si j'étais intéressé, je ne l'aurais pas placé dans la salle de réunion, en une place où personne ne voit ce qui est donné, mais bien ici même, sous mes yeux, dans la petite pièce où nous sommes... D'ailleurs, j'ai fait placer un avis au-dessus de ce tronc et il est explicite, il me semble... (Cet avis, dont nous avons pris copie, en prenant congé du Père, est conçu dans les termes suivants) :
AVIS TRES IMPORTANT
LE PERE prévient que toute personne qui déposerait (sic) dans le tronc, dans le but d'obtenir satisfaction à une demande quelconque, commet par cet acte une infraction à la loi du désintéressement ; c'est en un mot : Douter du Père que de croire qu'avec de l'argent on pourrait acheter soit sa guéri son, soit la chance, etc., etc. (sic).
Sur le trône même qui est de dimensions respectables, figure la mention : « Pour les frais généraux de l'Ecole ».
— Mais, faisons-nous remarquer, le public sceptique peut fort bien croire que ce tronc n'est là que pour la façade et que vous pouvez recevoir, de la main à la main, et « entre quatz'yeux », comme on dit vulgairement, les offrandes les plus diverses et plus ou moins importantes ?... Avec un sourire désabusé le Père réfute l'argument par ces simples mots ;
— Alors, à quoi bon ce tronc ?...
Au fait, rien n'empêche le « Père » de se passer de ce tronc, qu'il n'a d'ailleurs installé que depuis le mois de juin 1916 à Roux et ensuite, en octobre de la même année, à St-Job, lors de son installation dans son nouveau « Temple ».
— Je suis venu ici pour ma santé, nous dit-il. Je n'aurais plus eu longtemps à vivre si j'étais resté là-bas... Ici, au moins, je respire le grand air, je puis me promener en plein bois... Ça me fait du bien... J'exècre la ville et je n'y vais que lorsque j'y suis forcé...
— Comme maintenant, M. Dor ? insinuons-nous.
Le « Père » sourit, avec le même sourire désabusé.
— Voyez-vous, ce qui me chagrine, ce qui me fait de la peine, c'est que la plupart des gens me critiquent et me jugent sans absolument rien connaître, ni de ma personne, ni de mes principes, ni de mes préceptes. Je recommande le bien, mais je n'en impose pas la pratique. J'en fais ressortir la nécessité, mais je ne cherche pas à forcer les gens à agir contre leur naturel. Il en est ainsi au point de vie moral comme au point de vue matériel. Tenez, ainsi moi qui suis végétarien convaincu et fervent, qui mange tout au plus quelques œufs, un peu de saindoux sur le pain et quelques rares tranches de lard, — (hé ! hé ! cher « Père », le saindoux et le lard, pour un végétarien, cela donne à réfléchir !) — j'ai deux fils, l'un de 20 ans, qui termine ses études d'électricien, à Charleroi, et l'autre de 16 ans, qui habite avec moi à Saint-Job, qui est très intelligent, mais qui n'aime pas du tout l'étude, ces deux fils mangent, eux, de la viande, et « goulûment » (sic) même, lorsqu'ils en ont l'occasion. Et je ne leur dis rien ; je ne leur impose pas mes principes végétariens... Il ne faut jamais forcer quelqu'un à faire quelque chose qui ne lui dit pas. C'est pourquoi je n'oblige pas mon plus jeune fils à étudier, puisque l'étude lui répugne. Il n'a qu'à chercher sa voie... Je ne force jamais à rien et ceux qui viennent à moi, c'est qu'ils le veulent bien...
— Autrement dit, Monsieur Dor, vous prêchez en quelque sorte à des convaincus ; vous enfoncez, comme l'on dit, des « portes ouvertes » ?..
Sans répondre directement à cette question, — et « qui ne dit mot consent » dit le proverbe, — le « Père » continue :
— Je ne me suis jamais posé, en guérisseur... Si j'ai opéré des guérisons, c'est malgré moi... Et à ce point de vue là seul, la justice peut m'atteindre, car il est indéniable que j'ai opéré des guérisons. Mais est-ce là un bien grand crime ?.. Beaucoup de personnes, beaucoup, qui étaient ou qui se disaient souffrantes, sont venues à moi. Elles m'ont touché, elles ont embrassé mes pieds, mes genoux, — eh bien, c'est du fanatisme, du fanatisme pur... Et si elles se sont trouvées soulagées, comme elles l'ont proclamés, c'est encore sous l'effet de ce fanatisme et de la SUGGESTION qui en découle...
Je vois cela à Roux, où je me rends une fois chaque semaine et où je reçois, dans une seule tournée 1,500 visiteurs... Et à ce propos, permettez-moi de faire ressortir que, si j'étais l'homme intéressé qu'on veut voir en moi, si j'en tirais un profit, eh bien ! je ne me contenterais pas d'aller une fois à Roux, j'irais deux et même trois fois par semaine et cela me ferait chaque fois 1,500 « clients » (sic) de plus !...
Après avoir effleuré la question des « escroqueries » reprochées au Père Dor, — matière qu'il nous est impossible d'apprécier ni de juger actuellement, la justice étant saisie des faits et les avocats du « Père » étant là pour prendre sa défense, — nous abordons la question « féminine ».
C'est là un sujet que le « Père » n'aime pas trop à aborder, un terrain glissant sur lequel il semble ne s'engager qu'avec hésitation. Nous respectons ses scrupules.
— Voyez-vous, nous dit-il, il est de ces choses que l'on ne PEUT pas dire. Les femmes sont d'un caractère qu'il est souvent impossible de définir... Je sais... Mme Delisée, Mme Chartier... Que voulez-vous, si je devais dire ce qu'il en est réellement, je trahirais le secret d'une confession, — (le « Père » allait peut-être dire : d'un aveu). Non, je ne puis pas, je ne puis pas !... Il est de ces questions d'amour-propres froissés, de dépits, qu'il vaut mieux ne pas mettre sur le tapis... Ah ! si l'on savait, si I'on savait!... Mais je ne dirai rien à ce sujet, on me fait assez dite de choses inexistantes, on place dans ma bouche assez de réflexions que je n'ai pas faites, et ce dans des « interviews » qui n'ont jamais eu lieu, comme par exemple celui tout récent d'un journal illustré, « Le Temps Présent », que je me tiens sur mes gardes. Cela me décourage de parler...
Sur une question précise relative à l'opinion du « Père » en ce qui concerne les relations sexuelles, il nous expose ainsi sa théorie :
— J'estime que c'est une parfaite utopie que de vouloir réunir les deux sexes, lorsqu'il s'agit d'enfants et de jeunes gens, dans une promiscuité complète, en tablant sur une réserve de leur part ou en escomptant la possibilité de voir l'instinct ne pas s'éveiller... C'est une chose naturelle ; pour beaucoup, le rapprochement sexuel est un besoin, et en ce qui me concerne, je suis loin de le condamner, de le réprouver. Je n'ai aucune raison de te désapprouver, ni aucune raison de le recommander, et j'estime qu'il faut laisser, dans cet ordre d'idées chacun libre d'agir selon ses inclinations, ses dispositions, en un mot selon son instinct...
Après quelques brefs échanges de vues sur les diverses croyances, le « Père », que de nombreux fidèles des deux sexes attendent déjà dans la salle, ajoute, en matière de conclusion :
— Voyez-vous, on ne peut, on ne doit pas me condamner, pour autre chose que pour une légère infraction à la loi sur l'exercice illégal de l'art de guérir. Mais c'est là peu de chose. Si l'on me condamne tout de même, eh bien, que voulez-vous, j'irai en prison avec la même placidité que celle que vous me voyez en ce moment... Mais alors, il viendra un jour, tôt ou tard, soit de mon vivant, soit après ma mort, où l'on reconnaîtra que j'aurai été victime d'une grande injustice !... »
Sur ces mots, nous prenons congé du Père et, en nous éloignant nous entrevoyons, dans le modeste logis du « Christ », la silhouette fort affairée au nettoyage, de sa « compagne », dont il avait vanté à plusieurs reprises, au cours de notre conversation, les grands mérites de « ménagère modèle » !Robert Fleurus.
PALAIS DE JUSTICE
COUR D'APPEL DE BRUXELLESLe Procès Dor
(Suite.)Audience de l'après-midi.
L'audience est reprise à 3 h. ½.
Ne parlons pas de blasphème. Le Christ pardonne à Dor. (Rires.)
Père Dor, le Christ, serait un homme comme un autre dont la morale était excellente, mais avait pourtant quelques imperfections. Quoi de singulier dès lors que Dor s'imagine faire mieux. Il a une conviction comme d'autres illuminés en ont eu. La sincérité est indiscutable. Il y a une autre hypothèse que l'escroquerie, que la folie ; il y a la chose étrange commandée par le cœur et l'esprit qui font de lui un illuminé.
La Cour doutera certainement et dans le doute l'acquittement s'impose.
Mtre Lebeau. — Depuis la levée de l'audience, un mot de M. l'avocat-général me trotte en tête. N'y a-t-il pas lieu de soumettre mon client à un examen mental ? Le fait de se dire le Christ, est-ce de la folie ? Oui ! c'est de la folie. Mais combien d'actes chez certains hommes ne sont pas des actes de folie ? Celui qui recherche l'argent, la gloire politique, n'est-il pas un fou ? Oui, à certains égards, Dor poursuit une chimère.
Mtre Simons. — La question est de savoir s'il a la responsabilité de ses actes.
Mtre Lebeau. — M. Dor est un fou en ce sens qu'il a un idéal énorme, mais cela l'empêche-t-il de poser des actes bien coordonnés ?
Mtre Morichar. — Si même il est fou, il n'est assurément pas un escroc.
Mtre Lebeau. — On a retenu comme manœuvre frauduleuse, les guérisons à distance. Il ne guérit d'aucune façon ; il fait que le malade se guérisse lui-même. L'épouse Ducort affirme qu'un jour étant venue trouver Dor, celui-ci lui dit : Retournez chez vous, votre mari va mieux. Et le fait fut reconnu exact. C'est un fait de ta télépathie.
La communication à longue distance, dit l'illustre Flammarion, existe aussi certainement que les courants électriques. Si la télépathie existe, quelle impossibilité au fait rapporté par le témoin ? Il ne pourrait y avoir manœuvre frauduleuse que si Dor exagérait la valeur de ces phénomènes étrangers et s'il en profitait.
Dans la question du spiritisme, il croit, dit-il, à ces phénomènes, mais il déconseille de s'embarquer dans le spiritisme.
Voilà la preuve de son honnêteté intellectuelle. Dirigez-vous vers le perfectionnement individuel : c'est la chose essentielle.
Je suis profondément convaincu de la bonne foi de mon client. J'espère vous avoir communiqué ma conviction, tout au moins un doute sur sa mauvaise foi.
Supposez enfin, — je le suppose un instant — que Dor ne soit pas de bonne foi. Est-il pour cela un escroc ? Non encore, car en faisant remettre cas sommes de 10 centimes à 10 francs, il ne faisait que se rémunérer d'un travail écrasant.
Le Tribunal de Charleroi a reconnu que les adeptes de Dor ont été moralement améliorés. Eh bien ! l'intérêt social bien compris réclame de vous l'acquittement.
S'il y avait plus de Doristes, le Parquet aurait moins de besogne. Ce sont de fort braves gens inspirés de bonnes idées qu'ils ont été chercher chez le Père.
Il n'y eut pas eu de poursuites sans les plaintes très précises des Chartier et Delisée. Ces prétendues victimes sont des Doristes désabusés. Ils ont fait l'un et l'autre au Père des cadeaux.
Il ne s'agit pas d'escroquerie d'argent, mais bien d'objets déterminés : un parquet, un chauffage central, tous objets bien encombrants et qui perdent au moins la moitié de leur valeur si les donateurs veulent les reprendre.
De plus, Dor reconnaît tout dans les termes où il le reconnaît aujourd'hui. Enfin, il offre la restitution.
Mtre Bonnehil. — Depuis quand ?
Mtre Lebeau. — Depuis toujours.
Mtre Bonnehil. — Des débris.
Mtre Lebeau. — Relisez ma lettre. Quant aux objets incorporés dans l'immeuble, il a dit : « Reprenez votre chauffage, votre parquet. Si vous préférez, nous vous tiendrons compte par une hypothèque de toute plus-value. Il ne peut y avoir plus, car il n'y a pas d'argent. Quant à la maison, vous en êtes propriétaires ; régularisons l'acte et passons chez le notaire. »
Et quels sont les plaignants ? Il y a d'abord les Chartier. Mme Chartier était malade ; elle fut guérie par le Père. Elle souffrait de suralimentation ; le végétarisme l'a guérie. (Rires.) De là une immense reconnaissance qui se manifesta de diverses manières. Notamment par le discours que voici. (Mtre Lebeau donne lecture du discours.)
M. le conseiller-rapporteur Smits. — Est-ce Chartier qui a écrit cela ? On en douterait en comparant ce document avec d'autres pièces du dossier.
Mtre Lebeau. — C'est lui qui a écrit ; c'est son écriture.
Mtre Bonnehil. — Un charcutier-poête, alors ! (Rires.)
M. Smits. — Chartier ne dit-il pas quelque part que c'est Dor qui a fait ce discours ?
Mtre Lebeau. — C'est impossible. Il y a là des détails que nul autre que les Chartier ne pouvaient retracer. M. Dor, qui avait d'abord accueilli les Chartier avec faveur, a constaté que Mme Chartier était bavarde, indiscrète, se permettant même de donner des conseils médicaux. Il y a eu des froissements et la coalition Delisée-Chartier a abouti à toute la campagne de calomnies contre laquelle nous nous débattons.
Chartier se plaint d'avoir livré du charbon, d'avoir fait fabriquer des casiers, d'avoir dû distribuer des brochures du Père, et cela sous la menace d'épreuves terribles. Dor l'aurait même menacé d'apoplexie. Chartier et Delisée se plaignent d'avoir été hypnotisés.
Mtre Simons. — Il s'agit peut-être d'une simple suggestion.
Mtre Lebeau. — Je crois qu'ils ont prétendu parler de véritable hypnotisme. Ils se plaignent l'un et l'autre de manœuvres d'application de la main sur la tête, sur la colonne vertébrale.
Mme Chartier se plaint que Dor a frotté sa figure barbue contre la sienne. Si le Père a fait cette action, il a dû avoir un rude courage. Maintenant viennent les imputations infâmes : il faut forcer les imputations par des propos vraiment scandaleux. Et la fille vient et se plaint d'attouchements impurs et la mère dit : « Retournez-y, c'est pour votre avancement ! » (Rires.) Comme c'est naturel ! Surtout quand on a affaire à une vieille femme comme Mme Delisée et que la fille n'est rien moins qu'un véritable monstre de laideur. (Rires.)
Mtre Bonnehil. — Vous n'êtes pas galant !
Mtre Lebeau. — Ce n'est pas le lieu de l'être. Quand on est comme nous en but à des accusations calomnieuses, on se défend en disant la vérité, toute brutale qu'elle soit. Vous avez été sali, pillé ? Mais alors, pourquoi retourner à l'école morale ?
Mtre Morichar. — Les Chartier n'ont pas osé se constituer partie civile.
Mtre Bonnehil. — Ils sont généreux.
Mtre Morichar. — Non pas ! Prudents.
Mtre Lebeau rapporte les griefs des Chartier et ceux de Salms.
Mire Bonnehil. — Mme Salms est la sœur de Mme Chartier.
Mtre Lebeau. — Cela ne l'empêche pas de mentir. (Rires.) — L'avocat parle aussi d'une certaine demoiselle M....qu'il traite de « déshonneur des trottoirs de Charleroi ».
Mtre Bonnehil proteste violemment.
Une vive altercation se produit.
M. le président rappelle à l'ordre et demande à Mtre Lebeau de passer à un autre sujet.
Si la Cour avait le moindre doute au sujet de ce témoin, rien qu'à le voir, sa conviction serait vite faite.
Mme Delisée était une inconnue pour Dor ; c'était une spirite ; elle vivait alors à Bruxelles, où elle était divorcée.
Aussitôt qu'elle fait la connaissance du Père Dor, elle s'enthousiasme pour lui et de son plein gré lui demande de venir habiter Roux, où elle compte jouer un rôle et s'assurer une heureuse vieillesse. Elle avait eu un passé orageux et rêvait dans le Dorisme un calme et une félicité inconnus. Elle a offert ses services au Père, qui accepta qu'elle distribuât les tickets.
Mme Delisée a dit au juge d'instruction et à l'audience de Charleroi, qu'elle était hypnotisée par Dor et qu'elle était incapable d'agir et de penser par elle-même. C'est une manœuvre grossière de Mme Delisée, et elle savait fort bien ce qu'elle faisait et ce qu'elle donnait ; elle était très fière de tenir une place et un rôle importants dans cette nouvelle Eglise. Elle eût humblement tenu son rôle. Mais quand le Père décida de s'installer à Uccle, Mme Delisée ne fut pas conviée à le suivre à cause de certaines difficultés qu'elle avait soulevées entre M. Dor et son épouse.
Mme Delisée en fut cruellement dépitée. Elle refusa l'arrangement du Père, qui lui proposa de vivre hors du ménage, dans une maison voisine de l'école morale. C'est elle qui a voulu la discussion, le scandale ; qu'elle en porte la responsabilité. Elle qui était la femme de confiance, la secrétaire de Dor, c'était une sorte de chanoine.
Mtre Bonnehil. — Vanité coûteuse. (Rires.)
Mtre Lebeau. — Avec un esprit de ruse bien féminine, Mme Delisée a essayé d'enchaîner M. Dor avec des chaînes d'argent.
Mtre Bonnehil. — Dor... des chaînes d'or.
Mtre Lebeau. — Si vous voulez ! Elle a encombré M. Dor d'un chauffage central. C'est elle et elle seule qui l'a proposé. De même elle a voulu faire placer un parquet de chêne. Il y avait autrefois un carrelage. Comme elle habitait cet appartement, c'était pour elle donc. Dor n'y tenait aucunement. Et puis, encore une fois, si Dor exerçait sur Mme Delisée une influence si considérable et si c'était un escroc, mais il n'avait qu'à lui dire : « Donnez-moi les 1,800 francs que vous destinez au parquet ; ils serviront à m'enrichir. »
Les brochures ! Dor en reconnaît pour 2,700 fr. Elle les a achetées par prosélytisme, pour payer son propre entretien. Elle s'est vantée de payer pour son entretien 1,000 ou 2,000 francs. Ceci est faux.
Mtre Lebeau lit sa correspondance à Mtre Bonnehil avant la plainte. Les dates de ces lettres causent un court et violent incident. Quand Mme Delisée parle du prix de sa pension, comme si souvent d'ailleurs...
Mtre Simons. — Vous avez promis de terminer à 5 heures. Il est 5 h. 20. Vous avez déjà parlé dix fois plus que moi.
Mtre Lebeau. — J'aurai bientôt fini. Dans l'affaire de la maison se révèle toute la duplicité de Mme Delisée.
Il conclut qu'il ne peut y avoir escroquerie puisque l'intention de s'approprier une chose appartenant à autrui n'existe pas. L'honorable avocat s'efforce de démontrer qu'aucun témoignage des plaignants ne tient debout.
Mtre Simons. — Il est 5 heures et demie.
Mtre Lebeau. — Je termine.
Mtre Morichar. — Abrégez, terminez.
Mtre Lebeau s'avance vers la Cour et explique, à l'aide d'un plan, la situation de la maison protégée contre les indiscrets et les voleurs.
Mtre Bonnehil. — Et les voleurs ne sont pas loin !
Mtre Lebeau explique sa manière de dédommager Mme Delisée : hypothèque et la réalisation après la guerre. Il s'efforce de démontrer à la Cour qu'il n'y a pas escroquerie et demande à s'expliquer lundi matin sur la prévention de l'art de guérir.
M. le président (fort ironique). — Vous ne prendrez pas toute l'audience, au moins ? Il est 6 h. 1/2 lorsque l'audience est levée et remise à lundi.IMPRESSIONS D'AUDIENCE.
— Salle très calme, religieusement calme, quoique bondée. Dans un silence exemplaire, la voix de Mtre Lebeau s'élève, nette, précise, claire, pour la défense du « Christ », qui, par moments, manifeste de légers symptômes d'énervement. Dans son petit coin, sur le même banc que son défenseur, Mtre Bonnehil, dont elle est séparée par quelques « gens de robe », la petite Mme Delisée se tient coi, très attentive, bien sage, comme une image. On ne se croirait de loin pas dans une salle d'audience où se déroulent les débats d'un procès sensationnel. Pas plus d'émotion que s'il s'agissait de l'interprétation des clauses d'un marché en denrées quelconques. Le Tribunal lui-même semble sous l'influence d'un fluide calmant. M. Eeckmann, le sympathique président, manifeste quelques tendances à la somnolence et réprime de temps à autre un léger bâillement. Les assesseurs — tout comme le président d'ailleurs — prêtent néanmoins à la plaidoirie de Mtre Lebeau la plus vive attention. M. Dassesses ne perd pas un mot et se fige dans une immobilité de sphinx, tandis que M. Smits, l'assesseur de gauche, — évocation de la physionomie du Duc d'Albe, — se complaît en un continu et méphistophélique sourire. Et Mtre Bonnehil, à moitié tourné vers la salle, semble écouter les arguments de son confrère d'une oreille distraite, mais en réalité fort distraite, et, depuis que le Procureur du Roi a lancé au milieu des débats une allusion peut-être hors de propos à « la femme à barbe », le défenseur de la petite Mme Delisée ne cesse de caresser complaisamment la sienne... (de barbe, non de femme, s'entend !...). R.F.
Le Bruxellois, 14 avril 1917
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