• Le Père est mort (Gazette de Charleroi, 27 juin 1912)(Belgicapress)

    Le Père est mort (Gazette de Charleroi, 27 juin 1912)(Belgicapress)Le Père est mort

        « Le Père est mort ! » C'est ainsi que les proches d'Antoine le Guérisseur ont annoncé, mardi matin, au monde, la fin de l'étrange et doux vieillard de Jemeppe.
        La mort d'Antoine était prévue, depuis quelques jours. L'apôtre avait, au moment d'un prêche, dans son temple, été pris d'une syncope et avait dû s'aliter. On annonça qu'il avait été frappé d'apoplexie : mais les collaborateurs d'Antoine assurent que celui-ci succomba au surmenage.
        Antoine Louis était un petit homme, d'allure paysanne, aux bons yeux vifs et intelligents. Il avait gardé jusqu'en ces dernières années, des allures simples, distribuant ses conseils sans aucune des manies chères aux inspirés. C'était un sage qui vivait sagement, dédaigneux de sa gloire.
        Cependant celle-ci le troubla quelque peu, récemment. Le développement subit de l'Antoinisme, en France, en Angleterre, dans les pays du Nord, eut alors sur le guérisseur une influence qui se manifesta par une certaine recherche dans le costume d'Antoine qui se vêtit d'une lévite noire et se laissa croître une chevelure et une barbe de mage. Il vivait en reclus, se promenant dans le jardin de sa maison, dictant ses réflexions à un secrétaire. Longtemps il s'était refusé aux interviews, recevant les savants, les écrivains, les journalistes attirés par sa renommée, tout comme les autres personnes qui avaient recours à son pouvoir. Mais depuis qu'à Paris et en Angleterre, ses adeptes avaient créé, eux-mêmes, des groupements, il avait, peut-être, compris la nécessité de rester le chef ; il permit ainsi à d'indiscrets photographes et à des reporters de l'approcher.
        Quoi qu'il en soit. Antoine n'eut jamais, dans une vie qui fut celle d'un brave homme généreux et désintéressé, des manies de charlatan ou de rebouteux campagnard. C'était un apôtre, il avait combiné une doctrine et passa toute son existence à la divulguer.
        Antoine Louis était né à Mons-Crotteux en juin 1846. Ses parents étaient de petits cultivateurs très estimés. Il avait fréquenté la petite école du village, mais savait à peine lire quand il dut aller travailler aux machines du charbonnage. Soldat en 1869, il dut se rendre, l'année suivante, à la frontière. Là, un pénible accident auquel le mêla le hasard, devait influer considérablement sur son caractère. Au cours d'une manœuvre, un coup de feu frappa un soldat qui fut tué. On chercha qui avait tiré, Antoine Louis se présenta, son fusil était parti seul. Il n'y eut aucune suite judiciaire, Antoine étant un excellent soldat connu pour sa douceur et pour son intelligence. Cependant le souvenir de cet accident le poursuivit longtemps.
        Antoine revint à Mons-Crotteux, puis fut machiniste au puits d'extraction d'un charbonnage de Flémalle. Il épousa Jeanne Collon, de Bois-de-Mont-Jemeppe, et partit pour l'Allemagne aux usines belges Pastor à Stolberg. Quatre ans plus tard, rentré à Jemeppe, il acheta un cheval et se fit marchand de légumes. Son commerce ne marchait guère ; Antoine signa un nouvel engagement avec les mines Pastor et fut chef marteleur à Praga, près de Varsovie.
        Là, sa femme tint une pension qui fit fortune.
        A Varsovie, Antoine rencontra quelques illuminés, ouvriers comme lui, qui discutaient de lourdes idées religieuses et économiques.
        Avant de partir, il avait pris le goût de la lecture d'ouvrages scientifiques ; c'était un admirateur des méthodes de Raspail et de la médecine par le camphre ; ce qui lui donnait déjà une réputation de guérisseur habile.
        A Varsovie, Antoine assista à une émeute dont la répression fut terrible ; on accrochait des icônes aux fenêtres pour se sauver de la fureur des soldats ; on pendit des hommes sur les places publiques.
        Ces événements dont il fut témoin, épouvantèrent Antoine et l'amenèrent à de nouvelles idées de réformation de la société par la bonté ; l'influence des idéalistes slaves se manifestait ainsi chez le calme paysan wallon.
        Puis ce fut le retour au pays. Antoine fut agent d'assurance et représenta l'« Union de Paris ». Il se lia, à Seraing, avec Gustave Gony qui était alors menuisier et tous deux se rendirent à Tilleur dans un petit café très honorablement estimé dont le patron, M. Ghaye, était spirite. Là on interrogeait les esprits et on avait pour guide d'au-delà tantôt le cure d'Ars, tantôt Victor Hugo lui-même.
        Antoine était le richard de ce petit cercle, il acheta des livres, forma une petite bibliothèque spirite, réunit les adeptes dans une de ses maisons de Jemeppe – car Antoine était propriétaire de trois immeubles – et de là sortit le groupe des Vignerons du Seigneur.
        M. Gony fonda un petit journal, « Le Tombeau », qui vécut un an, et soutint une polémique ardente avec le pasteur évangéliste de Lize-Seraing, polémique qui se termina par une conférence contradictoire au local de la Fanfare de Jemeppe. L'ami d'Antoine était un spirite militant ; il ne parvint cependant pas à convertir M. Smeets, qui était magasinier à la Coopérative de Jemeppe. Gustave Gony se jeta alors dans la bataille politique et oublia les esprits.
        Pendant ce temps, Antoine après avoir été concierge aux Forges et Tôleries liégeoises à présent transportées à Jupille, après avoir été encaisseur, abandonna ces occupations pour se consacrer entièrement à sa destinée qui lui apparut bien déterminée. Antoine qui avait toujours été porté à la compassion et s'était toujours dépensé à la guérison des malheureux, considéra cette forme du caractère comme une obligation venue de Dieu. Dès lors, il crut que tous les intermédiaires, remèdes, gestes rituéliques, massages, dont il s'était servi jusqu'ici pour guérir, étaient inutiles. Il se souvint d'un homme qui, lui avait-on dit en Russie, soulageait les malades par la seule force de la volonté. Antoine essaya et réussit ; il avait enfin trouvé sa voie.
        Un fils unique, âgé de 20 ans, lui fut enlevé par la phlébite, Antoine ne pleura pas et son attitude émut le peuple de Jemeppe qui déjà le vénérait comme un médecin des pauvres et un cœur charitable.
        Antoine fut, en effet, un homme de bien qui ne tira jamais de son pouvoir et de sa renommée un profit matériel. En cachette, sa femme alla souvent porter des aliments à des miséreux, et Antoine voulut, à la mort de son fils, avoir, en dépit du sort, une famille ; il adopta deux petites orphelines.
        On sait la gloire du guérisseur de Jemeppe. Une Parisienne qu'il guérit, donna 20 000 francs pour la construction d'un temple. D'autres dons venus de tous les coins de l'Europe soutinrent la revue L'Auréole de la Conscience.
        Partout les admirateurs du Père formèrent des milieux d'où la religion d'Antoine se répandit. La grande presse aida à cette renommée et, il y a deux ans, cent mille fidèles belges demandaient, par une pétition au Roi et aux Chambres, la reconnaissance par une loi du culte antoiniste.
        Ce culte a ses cérémonies, ou tout au moins ses séances publiques, il a ses publications sous forme de circulaires et de brochures et une imprimerie est jointe au temple. Antoine était entouré d'actifs collaborateurs ; on cite parmi ceux-ci un professeur d'Athénée, une dame française venue lu Midi, après guérison d'un mal grave.
        La Révélation d'Antoine-le-Guérisseur s'exprime par un mot : l'amour du prochain, mais il ne s'explique que par de longues analyses d'une lecture assez pénible. En voici cependant un résumé fait par les Antoinistes eux-mêmes :
        « L'enseignement d'Antoine le guérisseur a pour base l'amour ; il démontre la loi morale, la conscience de l'humanité ; il rappelle à l'homme les devoirs qu'il a à remplir envers ses semblables ; fût-il arriéré même jusqu'à ne pouvoir le comprendre, il pourra, au contact de ceux qui le répandent, se pénétrer de l'amour qui en découle ; celui-ci lui inspirera de meilleures intentions, et fera germer en lui des sentiments plus nobles.
        « La vraie religion, dit le guérisseur, est l'expression de l'amour pur puisé au sein de Dieu, qui nous fait aimer tout le monde indistinctement. Ne perdons jamais de vue la loi morale car c'est par elle que nous pressentons la nécessité de nous améliorer. Nous ne sommes pas arrivés tous au même degré de développement intellectuel et moral et Dieu place toujours les faibles sur notre chemin pour nous donner l'occasion de nous rapprocher de Lui. Il se trouve parmi nous des êtres qui sont dépourvus de toute faculté et qui ont besoin de notre appui ; le devoir nous impose de leur venir en aide dans la mesure où nous croyons en un Dieu bon et miséricordieux. Leur développement ne leur permet pas de pratiquer une religion dont les enseignements sont au-dessus de la portée de leur compréhension, mais notre manière d'agir à leur égard les rappellera au respect qui lui est dû et les amènera à chercher le milieu le plus avantageux à leur progrès. Si nous voulons les attirer à nous, par une morale qui repose sur des lois inaccessibles à leur entendement, nous les troublerons, nous les démoraliserons et la moindre morale leur deviendra insupportable : ils finiront par ne plus rien comprendre ; doutant de la religion, alors ils recourront au matérialisme.
        « Voilà la raison pour laquelle notre humanité perd tous les jours de sa croyance en Dieu en faveur de la matière. Antoine le guérisseur a révélé qu'il était autrefois aussi rare de rencontrer un matérialiste qu'aujourd'hui, un vrai croyant.
        « Aussi longtemps que nous ignorerons la loi morale, par laquelle nous devons nous diriger, nous la transgresserons.
        « L'enseignement d'Antoine le Guérisseur raisonne cette loi morale, inspiratrice de tous les cœurs dévoués à régénérer l'humanité ; il n'intéresse pas seulement ceux qui ont foi en Dieu, mais tous les hommes indistinctement, croyants et non-croyants, à quelque échelon que l'on appartienne. Ne croyez pas qu'Antoine le Guérisseur demande l'établissement d'une religion qui restreigne ses adeptes dans un cercle, les obligeant à pratiquer sa doctrine, à observer certain rite, à suivre une opinion quelconque, à quitter leur religion pour venir à lui. Non, il n'en est pas ainsi : nous instruisons ceux qui s'adressent à nous de ce que nous avons compris de l'enseignement du Guérisseur et les exhortons à la pratique sincère de leur religion, afin qu'ils puissent acquérir les éléments moraux en rapport avec leur compréhension. Nous savons que la croyance ne peut être basée que sur l'amour ; mais nous devons toujours nous efforcer d'aimer et non de nous faire aimer, car ceci est le plus grand des fléaux. Quand on sera pénétré de l'enseignement d'Antoine le Guérisseur, il n'y aura plus de dissension entre les religions parce qu'il n'y aura plus d'indifférence, nous nous aimerons tous parce que nous aurons enfin compris la loi du progrès, nous aurons les mêmes égards pour toutes les religions et même pour l'incroyance, persuadés que nul ne peut nous faire aucun mal et que, si nous voulons convertir nos semblables, nous devons leur démontrer que nous sommes dans la vraie religion en respectant la leur et en leur voulant du bien. Nous serons alors convaincus que l'amour nait de la vraie foi qui est la vérité ; mais nous ne la posséderons que lorsque nous ne prétendrons pas l'avoir. »
        Chaque jour des centaines de croyants venaient consulter le Père. Chaque matin, aussi, des paquets de lettres et de télégrammes parvenaient au temple, car Antoine guérissait à distance.
        Mais Antoine continuera son œuvre. Au temple, où son corps est exposé, une affiche dont le texte a été reproduit dans une circulaire publiée hier soir, annonce ainsi la mort du guérisseur :
                              CULTE ANTOINISTE
                    Frère,
        Le Conseil d'administration du Culte antoiniste porte à votre connaissance que le Père vient de se désincarner aujourd'hui, mardi matin, 25 juin. Avant de quitter son corps, il a tenu revoir une dernière fois ses adeptes pour leur dire que Mère Le remplacera dans sa mission, qu'Elle suivra toujours son exemple. Il n'y a donc rien de changé, le Père sera toujours avec nous, Mère montera à la tribune pour les opérations générales les quatre premiers jours de la semaine, à 10 heures.
        L'enterrement du Père aura lieu dimanche prochain 30 juin, à 3 heures.
                            Le Conseil d'administration.

    Gazette de Charleroi, 27 juin 1912 (source : Belgicapress)


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