• Le positivisme et l'antoinisme

        En place de l'extrême-onction catholique, les mourants reçoivent un dernier sacrement qui est la Transformation : par celui-ci, ils sont doucement prévenus de leur entrée au sein du Grand Être, et l'on peut croire qu'il en seront consolés ou flattés... [...]
        Quand aux accessoires et ornements du culte, ce que M. Comte appelait des "indices extérieurs et permanents", le vert y domine, provenant du drapeau positiviste et du symbole connu de l'expérance. Les prêtres, dans l'expercice de leur fonctions, portent au milieu du bras droit un ruban vert. Comte lui-même officia déjà avec ces insignes. Il faut savoir qu'à ses yeux le drapeau vert remontait à la Révolution : le jour où l'on prit la Bastille, Camille Desmoulins distribua aux émeutiers, en guise de cocardes, des feuilles arrachées aux arbres, aux arbres du Palais-Royal dont quelques-uns virent passer, trente ans plus tard, Caroline Massin parmi d'autres nymphes, pratiquant le plus vieux métier du monde...
        Le brassard vert peut et doit être arboré par tous les positivistes, mais au bras gauche, chaque fois qu'ils veulent professer leur foi, mais à condition de n'usurper point la qualité sacerdotale. A noter que le drapeau vert est devenu aussi, vers 1910, celui d'une secte d'illuminés et guérisseurs belges, les antoinistes, laquelle subsiste encore et à même essaimé en France. Mais surtout, il a été promu drapeau national des Etats-Unis du Brésil, où, sur fond vert, le globe terrestre est entouré d'une banderole qui porte la devise comtiste "Ordre et progrès" : ordem e progresso...
        Quand on prononce une allocution sacrée, on doit se tenir debout au coin gauche de l'autel. On s'adresse avec fidèles en ces termes : "Mesdames et messieurs, très vénérées soeurs et très chers frères en l'Humanité", ce qui permet de songer que le fondateur du culte avait appartenu à une loge maçonnique.
        Mais on a rien découvert sur les relations de Comte avec le Grand Orient... [...]
        Lorsqu'on mentionne Comte ou Clotilde, on ne les qualifie jamais de "frère" ou de "soeur" mais "nos très saonts parents spirituels". Paris devient "la Très Sainte Métropole", bien qu'il soit le siège d'une simple légation occidentale entretenue par l'Apostolat-positiviste-universel, lequel ne saurait être contralisé en aucun point de la terre ni loger dans aucun Vatican. [...]
        Le prédicateur débute par une invocation au Grand Être, c'es-à-dire à l'Humanité collective, et récite devant l'effigie de celle qui fut Mme de Vaux les formules italienne et latine que ous connaissons, empruntées à Dante et à l'Imitation, que l'inconsolable amoureux a décidé de rendre obligatoires :
        Vergine madre, figlia del tuo figlio,
        Amem te plus quam me, nec me nisi propter te.
        Ô Vierge-Mère, fille de ton propre fils,
        Je veux m'aimer plus que moi, ne m'aimer que pour toi. [...]

        Son philosophe, comme elle disait avec une douce irnonie, avait, outre le génie naturel, le génie qu'inspirent les grandes passions : il a donc senti que l'homme possède un seul moyen de se défendre contre le néant où il baigne, où sa raison le condamne, d'où il vient et où il retourne après un éclair de conscience et l'illusion d'avoir vécu. Ce moyen, c'est de le nier par la pensée, de prolonger d'un être à l'autre la vie spirituelle, le souvenir. Une chaîne éternelle relie ainsi ces vivants éphémères, et les unit vraiment dans un Grand Être. Cette illusion héroïque ne se soutient qu'à force de naïveté, de sainteté, mais elle nourrit une foi pure, sans espoir, sans égoïsme, créée de rien, que les sages peuvent appeler folle, un des plus grands défis que l'esprit ait jamais lancés à l'univers aveugle. La déesse qui mourut le 5 avril 1846 à l'âge de trente et un ans n'est vivante que pour quelques personnes, l'Eglise positiviste rassemblée ne peuplerait sans doute qu'une petite ville parmi les grandes nations de la terre. Il est possible que dans quelques siècles, seuls les dictionnaires en conservent le souvenir. Mais le Grand Être lui-même est destiné à s'éteindre : qu'est-ce que des chiffres, petits ou grands, dans la chronologie des étoiles et des nébuleuses ?
        Et malgré tout, le culte d'une pauvre femme, institué par un pauvre homme qui ne lui arracha jamais que des pensées, des larmes et des sourires, aura offert quelques aspects d'éternité. Il enseigne une vérité constante et d'ailleurs effroyable : c'est que l'esprit humain ni le coeur n'ont de prise sur les vivants : notions perçues ou êtres aimés, ils ne se livrent à nous qu'une fois morts. En ce sens, on pourrait dire qu'à l'exemple de Clotilde de Vaux, toute la création résiste à son Créateur et ne lui sera soumise qu'en cessant d'être, pour se réintrégrer en lui.

    André Thérive, Clotilde de Vaux, ou la déesse morte,
    Chap. XXII Avec le brassard vert,
    p.148, p.253-54, p.256, p.257, p.259-60
    Albin Michel, Paris, 1957


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