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Les tribulations d'un prophète (Le Vingtième Siècle, 14 juin 1917)(Belgicapress)
Les tribulations d'un prophète
LE « PÈRE DOR » EN COUR D'APPEL
La Cour d'appel de Bruxelles vient de rendre son arrêt dans l'affaire du P. Dor, après d'interminables plaidoiries et plusieurs remises à huitaine. Car le prophète ne s'est pas enlevé au ciel ; (il n'avait pas de « Passier-schein » il ne s'est pas enveloppé d'un nuage ; (les Allemands les envoient au front, chargés de gaz asphyxiants). Il est venu, – non sans majesté – s'asseoir au banc des prévenus : il s'est, avec la même égalité d'âme, entendu tour à tour, porter aux nues des plaidoiries, trainer dans la boue des réquisitoires ou des réclamations de la partie civile.
LES ANTI-DORISTES
Me Bonnehill plaide pour Mme Delisée, qui se prétend victime de sa confiance en le « Père Dor ». Il s'obstine à considérer le « Messie » comme un paresseux, le dorisme comme une profitable industrie ; il n'hésite pas à comparer au mauvais larron celui qui se proclame le Christ.
L'honorable organe de la Loi – M. le substitut Simons – fait bon marché des doctrines. Le dorisme n'étant pas un culte n'est pas couvert par la Constitution ; le Père Dor est un homme de génie – de ce génie qui, dans la fertile sottise humaine, découvre, exploite un filon nouveau. En vain, pris d'une soudaine humilité, il dénie à ses gestes toute majesté, toute vertu ; en vain, il rabaisse au modeste emploi de robe de chambre, la toge qui le drapait de ses plis. Il a voulu en imposer aux simples ; il leur a « soutiré » de l'argent, vendu des brochures ; le chauffage central et le parquet de Mme Delisée sont – si j'ose ainsi m'exprimer – les chevaux de bataille de l'accusation.LES DORISTES
C'est leur faire peut-être beaucoup d'honneur que d'appeler ainsi les défenseurs du « Messie ». Me Lebeau se promène, avec aisance, parmi les plate-bandes des théologies. Il parle du boudhisme ; il évoque la figure de Jean Huss, brûlé jadis comme hérétique. Il proclame l'honnêteté, la bonne foi du P. Dor et revendique, pour sa doctrine, le respect que mérite toute croyance sincère.
Dor a touché de l'argent : il n'en a jamais demandé ; il a le droit de vivre de l'autel qu'il dessert, l'eut-il bâti de ses mains. Somme toute, Me Lebeau dépeint le Père Dor comme un illuminé, convaincu de l'excellence des doctrines qu'il enseigne et tout dévoué au bonheur de l'humanité. Ces assertions ne vont pas sans soulever les protestations des avocats de la partie civile ; l'on parle, tour à tour, de la femme à barbe, de Mahomet, de l'ange Gabriel et d'un commerce de margarine où le Père Dor eût pu faire fortune. Il ne l'a pas voulu, ce qui prouve son désintéressement : il est prêt d'ailleurs, à rembourser à Mme Delisée et aux plaignants leurs offrandes, toutes volontaires.ETRE LE CHRIST OU NE PAS L'ETRE
Maître Lebeau plaide avec une conviction qui émeut les Doristes de l'auditoire ; ils ne sont pas loin de le prendre pour un adepte. Me Lebeau ne s'offusque pas de ce que Dor se dise le Christ ; tout au plus, y aurait-il lieu de le soumettre à un examen mental. Après tout, les adeptes du Père Dor ont été moralement améliorés, sinon guéris de leurs maux physiques. Ce sont de braves gens, respectueux des lois et de ceux qui les appliquent. S'il y avait plus de Doristes, il faudrait moins de gendarmes et moins de magistrats.
LE TOUR DE LA PARTIE CIVILE
Maître Lebeau n'est pas tendre pour les ennemies du Père Dor. Elles, l'avoir aimé ? Manières ! elles ont voulu jouer un rôle dans la religion nouvelle, vivre auprès du Père, capter sa confiance, s'imposer à lui. Il n'admet pas davantage que le Messie les ait aimées ; il lui eût fallu, assure-t-il, « un rude courage ». Lui ! aimer ces vieilles femmes, ces véritables monstres de laideur.... J'en passe, et des meilleurs. Car la plaidoirie de Maître Lelong – c'est Maitre Lebeau, que je veux dire – rendrait, pour l'élasticité, des points à la ligne Hindenburg. Le président, le substitut, les avocats de la partie civile le conjurent de passer au déluge ; Maître Lebeau s'en tient à la genèse.... de l'affaire, et ne cesse de peindre le Paradis terrestre que Mme Delisée dota du chauffage central et d'un parquet flambant neuf.
Il se résigne pourtant à en finir : il tresse des couronnes au front inspiré du Messie de Roux. Il exécute une dernière fanfare à la gloire du prophète. Pour un peu, il menacerait le tribunal et les plaignants des foudres vengeresses. Mais il se modère ; il n'exige même pas leur conversion au culte du « Perfectionnement moral ». Il lui suffit que justice soit rendue à son client.OU IL EST QUESTION DE....
De quoi ne parle pas Maître Morichar, second défenseur du Messie ? De l'article 14 de la Constitution – monument invoqué dans le temple de Thémis comme en une forteresse ; des principes du dorisme ; de l'origine des cultes ; de Marconi ; d'Edison et d'aviation – le P. Dor étant accusé de vol – enfin, de la laideur – physique et morale – des plaignantes : elles accusent le P. Dor de les avoir trop aimées ; elles semblent plutôt regretter qu'il les ait dédaignées
LE MESSIE A PARLE
Et peut-être eût-il mieux fait de se taire. Le prudent silence qu'il gardait devant ses juges, tels gestes adroits, l'outrance même de son affirmation : « Je suis le Christ », lui conféraient quelque prestige. L'intimité le dépouille de son auréole. Un journaliste bruxellois a interrogé le Messie ; et le Messie fait figure de pauvre homme. Il a reçu quelques dons ; ne faut-il pas boire et manger ? Il est végétarien sans nul doute, il se contente d'œufs, de lard et de saindoux. Il glisse rapidement, et non sans embarras paraît-il, sur les effusions de ses fidèles suivantes Et il résume sa doctrine en ces mots : « Je recommande la pratique du bien. Je ne me permets de rien imposer ; je laisse chacun, même dans mon entourage immédiat, libre de vivre et d'agir à sa guise... »
CONCLUSION QUI NE CONCLUT PAS
La Cour d'Appel a statué. Elle ne retient contre le P. Dor que l'accusation d'exercice illégale de la médecine, et confirme, sur ce point, l'arrêt du tribunal de Charleroi. Le Messie est donc libre ; il peut continuer de travailler, en paix, au « perfectionnement moral de l'humanité ». Pourvu qu'il s'abstienne de prescrire du thé Chambard, des ingurgitations sucrées, des clystères salés, il peut prêcher la foi en sa personne et chanter les louanges du dorisme. Peut-être – car cette folle histoire ne va pas sans quelque mélancolie – peut-être est-il de bonne foi, et verra-t-il se presser, sous son geste emphatique, les pauvres gens en quête d'une croyance ou d'une consolation Je m'incline devant ces douleurs qui cherchent une espérance, et marchent vers la plus faible lueur entrevue dans la nuit. Mais le P. Dor n'enlève rien à mon scepticisme. Je me vois mal à ses pieds, dans la chambre banale où le dépeint son interviewer, parmi un bureau américain, un poêle émaillé, une plante d'ornement. Je me croirais égaré dans un décor de vaudeville...
Julien FLAMENT.
Le Vingtième Siècle, 14 juin 1917 (source : Belgicapress)
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