• Lettre de Belgique (L'Essor, Lausanne, 11 février 1911)

    Lettre de Belgique (L'Essor, Lausanne, 11 février 1911)

    Lettre de Belgique.

    ANTOINE LE GUÉRISSEUR

    DIEU PARLE

    Premier principe.
    Si vous m'aimez,
    Vous ne l'enseignerez à personne.
    Puisque vous savez que je ne réside
    Q'au sein de l'homme,
    Vous ne pouvez témoigner qu'il existe
    Une suprême bonté,
    Alors que du prochain vous m'isolez.

    Deuxième principe.
    Ne croyez pas en celui qui vous parle de moi
    Dans l'intention de vous convertir.
    Si vous respectez toute croyance et celui qui
                                                           [n'en a pas,
    Vous savez, malgré votre ignorance,
    Plus qu'il ne pourrait vous dire.

    ... et ainsi de suite ; il y a, pour le moment, dix principes, qui sont la dernière expression de la doctrine d'Antoine le Généreux (ou le Guérisseur). Et tout ce qu'on recueille pieusement de sa bouche est écrit de la même manière. On comprend bien les mots ; on saisit même parfois des phrases, mais impossible de savoir en somme ce qu'il veut dire. En lisant sa revue, l'Auréole de la conscience, on croit errer dans certains pâturages de nos Alpes, où il y a mille chemins qui ne conduisent nulle part. On les suit un instant ; et puis, ils se perdent, et vous perdent. C'est une espèce de bavardage, où les mots de foi, d'amour, reviennent à chaque instant, sans qu'on puisse toujours dire ce qu'ils signifient. De telle sorte qu'il est impossible de résumer cette doctrine du « Nouveau spiritualisme » : mixture à base de christianisme, où entrent du spiritisme, du scientisme, de la théosophie et du panthéisme. Tenez, voici encore, comme échantillon, les deux propositions qui sont en tête de sa dernière circulaire : « La croyance en Dieu est opposée à la foi. » « L'intelligence est seule l'imperfection de l'être. » ! !
        Il faut dire à la décharge de l'auteur qu'il est à peu près illettré. Né en 1846 dans la province de Liège, onzième et dernier venu d'une famille pauvre, il descendait à douze ans dans la mine. Puis il travailla comme ouvrier métallurgiste en Allemagne et en Pologne russe, d'où il rapporta une petite fortune, bientôt dépensée à faire du bien. Il se fixa alors à Jemeppe sur Meuse, près de Liège, avec sa femme et un fils qui leur fut enlevé à vingt ans. Catholique jusqu'à quarante-deux ans, puis spirite, il découvre enfin en 1906 le « Nouveau spiritualisme » et devient un Révélateur.
        Et voilà l'homme qui attire des foules. Certains jours, les trains qui arrivent à Jemeppe, de Liège et de Namur, sont bondés. On a compté jusqu'à un millier de visiteurs, et, le jour de l'Ascension, il y en avait 25 000. Des gens de toutes conditions viennent le consulter. Je me suis faufilé un jour dans le joli temple qui sert de salle d'attente pendant les consultations. Il était neuf heures et quart, et c'était la cent-quarantième personne qui passait. — Tous les dimanches, il y a un culte. Dans mainte localité belge, comme à Jemeppe, on lit des passages de la « Révélation d'Antoine » avant et après, on pense à Lui pendant un moment de silence ; et l'on s'en va. A Jemeppe, il apparaît lui-même un instant, monte en chaire, bénit l'assemblée, et se retire. Cela suffit à ses adeptes, qui lui prodiguent les épithètes que nous ne donnons qu'à Jésus-Christ. « Nous faisons de Lui notre Sauveur ; disons qu'il est notre Dieu ». C'est un disciple autorisé.
        Antoine le Guérisseur, très connu en Belgique, est devenu célèbre depuis la pétition de 160 000 signatures qui parvint peu avant le Nouvel An à la Chambre belge 1. Dès lors, tous les journaux ont parlé de lui. Le Matin, de Paris, a dépêché un envoyé spécial à Bruxelles. L'Excelsior, le nouveau quotidien français, a reproduit les traits d'Antoine (il ressemble à Tolstoï, en moins bien), et des reporters connus ont pris le train pour Jemeppe. Il ne faut pas se tromper à propos de 160 000 signataires. Un très grand nombre d'entre eux ne savent pas ce qu'ils ont signé. On a fait passer des listes partout dans les usines et les ateliers, et l'on a été de porte en porte. Mais il reste que ses adeptes se comptent par centaines.
        On peut expliquer dans une certaine mesure l'influence du dieu de Jemeppe. D'abord, il se pose en guérisseur ; et, en faisant le décompte des exagérations, il semble bien qu'il ait accompli quelques cures remarquables, par des procédés analogues à ceux des scientistes. Les 8/10 des gens qui vont le voir sont entourés par des maladies physiques ou morales. Dans ce pays, les « meiges » de plus ou moins grande envergure sont très estimés. On les préfère souvent aux médecins. La crédulité, en maint endroit, est sans bornes.
        Et puis Antoine doit avoir une puissance personnelle assez grande et dégager ce qu'il appelle des fluides bienfaisants. Il y a chez lui une spiritualité incontestable, par laquelle il s'impose. C'est d'ailleurs un très honnête homme, qui paraît vraiment pénétré du désir de faire du bien.
        Enfin, il ne demande rien à ceux qui viennent le voir. Ses guérisons sont gratuites. Si elles ne l'étaient pas, il serait poursuivi. Mais naturellement, il n'est pas défendu de mettre quelque chose dans le tronc du temple. Comment aurait-on pu bâtir cette maison, qui a coûté 100 000 fr. ? De plus, les « Antoinistes » ne sont soumis, que je sache, à aucun renoncement spécial dans leur vie de tous les jours.
        La grande vogue du Guérisseur n'en est pas moins extraordinaire ; elle déconcerte ceux qui prêchent l'Evangile en Belgique depuis tant d'années, non certes sans succès, mais au milieu de tant d'obstacles qui ralentissent la marche en avant. Car franchement, quand on compare l'Evangile, si simple, aux élucubrations mystiques de « l'Auréole de la conscience », quand on mesure la distance qui sépare Jemeppes de Golgotha, on sent monter de l'amertume, et presque de l'indignation.    E. F.

     1 On voudrait obtenir la personnalité civile pour assurer la propriété des temples aux fabriques ou consistoires de la nouvelle secte.

    L'Essor, Lausanne, 11 février 1911


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