• Lettre de Paris - Les guérisseurs (Le Progrès de la Somme, 30 juin 1925)

    Lettre de Paris - Les guérisseurs (Le Progrès de la Somme, 30 juin 1925)

        On a célébré la semaine dernière l'anniversaire d'Antoine le Guérisseur. Antoine a presque fondé une religion. Il a un temple dans le quartier de la Glacière, un temple modeste, mais qui ne manque pas de fidèles. Murs nus que décorent simplement des inscriptions de ce gout : « Ne pas aimer ses ennemis, c'est ne pas aimer Dieu. » « Nous ne sommes divisés que pat l'intérêt. » « Un seul remède peut guérir l'humanité : la foi. » Les fidèles des deux sexes, dans leurs vêtements, ressemblent, les premiers, à des clergymen, les secondes, à des moniales. Quand ils vont en procession, et la cérémonie de l'autre jour comportait une procession, l'un d'entre eux porte en tête du cortège un arbre symbolique : c'est l'arbre de la vue du mal. Ils ne prient ni ne chantent. Le culte fondé par Antoine est un culte silencieux.
        Il y avait justement, l'autre semaine, à Paris, un antre guérisseur, le guérisseur d'Avignon et qui eut, ces temps derniers, maille à partir avec la justice, sur la plainte du Syndicat des médecins de son pays. Ce guérisseur, qui, comme tous ses pareils, fait des miracles, a donné une conférence qui lui a valu, m'a-t-on dit, d'être chaleureusement applaudi. Puis, il est rentré dans son pays. Il a, m'a-t-on dit encore, une magnifique 16 HP.
        Il suivit d'abord des cours d'agriculture dans un établissement où son père était professeur. Les plantes l'intéressaient beaucoup : mais brusquement il cessa de regarder la terre pour ne plus contempler que le ciel.
        – Mon fils se forme, dit alors son père ; il commence à lire dans les astres.
        Cet honnête professeur d'agriculture n'avait certainement pas prévu la seconde vocation de son héritier. Le futur guérisseur n'étudiait pas précisément la mécanique céleste : s'il avait la tête constamment levée vers les étoiles, c'est qu'il entendait des voix. Ces voix lui ordonnaient de se dévouer au service des êtres qui souffrent. C'est ainsi qu'il devint guérisseur. En un temps où l'on était moins courtois, on aurait dit : rebouteux. Et dans un temps un peu plus ancien où l'on était moins tolérant, on aurait dit : sorcier.
        Le guérisseur d'Avignonet a une clientèle immense. On vient vers lui de toutes parts. Des gens du peuple, des gens de la bourgeoisie, des gens de l'aristocratie. Il n'y a pas beaucoup moins de monde chez lui qu'on en voit à Lourdes. Car la maladie rend crédule, et cela est fort compréhensible, car personne ici n'aime à souffrir trop longtemps. De là l'influence parfois si profonde des guérisseurs, A Paris, Antoine a maintenant une petite église et des fidèles. En Russie, Raspoutine, qui n'était lui-même qu'un guérisseur, a contribué à la chute de la plus puissante des dynasties, et c'est un peu à ce moujik ivrogne et luxurieux que nous devons l'avènement du bolchevisme.

    Le Progrès de la Somme, 30 juin 1925


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