• Maxence van der Meersch, Corps et âmes (p.36)

        Tout cette foule, engoncée dans des bonnets de laine verts et rouges, tirés sur les oreilles, des cache-nez marron ou bleu marine, des pardessus gris-vert, des tabliers azur, des fichus jaune ou blanc-sale, de vieux manteaux lie-de-vin, violine ou bruns, faisait au long des bancs un bariolage de couleurs agressives, heurtées et crues. A tout instant de nouveaux arrivants pénétraient dans la salle, venaient s'asseoir parmi les autres. On parlait peu. On regardait vers la porte du fond, vers la pièce où le gros Belladan, le chef de clinique du professeur de chirurgie infantile, opérait les amygdales et les polypes. Toutes les trois minutes, cette porte s'ouvrait : quatre, cinq mamans, des femmes du peuple voûtées et terrifiées, dans leurs hardes flottantes et délavées, sortaient, chacune portant sur ses bras un poupon, un enfant livide ou pourpre, le nez et la bouche ensanglantés, et qui hurlait. Elles revenaient à leur place, un interne leur apportait un morceau de glace à faire sucer.
        "A d'autres !" appelait le gros Belladan.
        Cinq autres femmes se levaient, s'avançaient vers le fond avec leurs gosses glacés de peur. La porte se refermait sur elles. Des cris affreux. La porte se rouvrait. Nouveau retour des enfants à la bouche sanglante.
        "A d'autres !"
        Cela allait prodigieusement vite. Comme à la chaîne. Il le fallait bien, d'ailleurs. Chaque matin, au dispensaire, on avait à arracher gratis des centaines d'amygdales ou de polypes. Michel alla jeter un coup d'oeil dans la petite salle d'opération, et serrer la main à Belladan. Une fois de plus, il s'étonna de la virtuosité du chef de clinique. Un infirmier empoignait un gosse, le ligotait sur une chaise, ou simplement le maintenait vigoureusement dans ses bras solides. Un projecteur sur roulettes, approché à un mètre du visage du gosse, aveuglait l'enfant. On ouvrait la bouche du petit, le plus souvent de force, parce qu'il ne voulait pas. Un interne lui passait entre les dents l'ouvre-bouche, lui ouvrait démesurément les mâchoires. Belladan plongeait l'abaisse-langue, écrasait la langue, empêchait l'effort de vomissement désespéré du patient, enfonçait très vite une curette, loin derrière le voile du palais, la remontait haut, vers la base du crâne, agitait, raclait, grattait. Le sang coulait. Des hurlements. Des quintes. Des haut-le-coeur. L'enfant, étouffé, ligoté, fou de souffrance et d'épouvante, avalait, s'étranglait, vomissait, crachait souvent en pleine figure de Belladan les débris sanglants arrachés à sa gorge. C'était fini. On le délivrait. La mère l'emportait en sanglotant. Et Belladan s'essuyait le visage avec un tampon de ouate, en faisant signe de ligoter le suivant.
        " Il faudrait endormir, évidemment, disait-il à Michel, tout en épongeant un crachat vermeil dans ses sourcils. On ne peut pas. A peine une légère anesthésie locale, quand j'ai le temps. Mais c'est rare ! Ils sont trop. Tu vois l'encombrement ! Il n'y a vraiment pas moyen. Reste à savoir si la chirurgie doit s'adapter aux nécessités du dispensaire, ou si plutôt ça ne serait pas au dispensaire à s'adapter aux nécessités de la chirurgie. Médecine d'administration, déjà, mon vieux, médecine étatisée... Ça nous promet du joli pour plus tard. Je plains les malades de ce temps à venir ! Et je plains le médecin aussi : Parce que tu verras : ce ne sera pas l'administration qui sera au service de la médecine. Ce sera le médecin qui devra s'accommoder des exigences de l'administration ! Et on rigolera ! Ça y est ? Il est prêt ? Allons, mon petit père, du courage... "

    Maxence van der Meersch, Corps et âmes, p.36-37
    Livre de Poche, Tome 1, Chapitre troisième


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