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Melchior Mbonimpa, Guérison et religion en Afrique (2012)
1.4.1. Les Antoinistes (p.29)
Implanté essentielement en Belgique et en France, l'antoinisme a également des îlots dans d'autres pays, parfois très loin de son lieu de naissance, notamment en République démocratique du Congo, en Australie, au Brésil, en Italie, au Luxembourg, en Guadeloupe et au Congo-Brazzaville (DERICQUEBOURG, 1993, pp. 167-168). Religion minoritaire plutôt discrète, elle évite le prosélytisme agressif et s'étend de proche en proche en suivant la trame des relations familiales. Actuellement, le mouvement est une fédération de lieux de recueillement et d'accueil pour les personnes souffrantes : une trentaine de temples en Belgique et une autre trentaine en France. Dans ce dernier pays, comme partout où l'antoinisme a essaimé hors de la Belgique et de la France, il y a aussi des « salles de lecture » où l'on apprend la doctrine sans faire « l'opération générale » qui est le principal rite de guérison comme nous le verrons plus loin. Ces salles ont existé en Belgique aussi, mais elles ont disparu et il n'y a actuellement que des temples.
Le fondateur du mouvement, Louis Joseph Antoine (1846-1912) est né à Mons-Crotteux en Belgique, dans une famille de houilleurs. Enfant curieux d'apprendre et rêvant de devenir médecin, il dut se faire embaucher dans une houillère à douze ans parce que sa mère, qui aurait voulu lui éviter une vie de mineur, n'avait pas les moyens de lui payer des études. Ce métier ne plaît pas à l'adolescent, et c'est sans doute pourquoi, pendant ses temps libre il lit beaucoup et manifeste une ferveur religieuse à l'âge où la plupart de ses compagnons ont abandonné l'Eglise catholique.
Un jour, à la mine, il se met à penser à Dieu. Au même moment, u courant d'air éteint sa lampe de mineur. Il a l'impression qu'un flux lui a traversé le corps. Le futur prophète wallon considère ceci comme le signe qu'il ne doit plus exercer ce métier que d'ailleurs, il n'aime pas et qu'il supporte mal, sans doute à cause d'une maladie de l'estomac dont il souffrira toujours. Il démissionne aussitôt et se fait engager comme ouvrier métallurgiste (DERICQUEBOURG, 1993, p. 11).
A l'âge de vingt ans, pendant le service militaire, il tue accidentellement un camarade de régiment et est condamné à huit jours de cachot pour mauvais entretien de son arme. Cet emprisonnement devient pour lui comme une période de retraite. Retrourné à la vie civile, il quitte la Belgique pour aller travailler à l'étranger (Prusse, Pologne) où il fait des séjours de longue duréé entrecoupés de brefs retours au pays. C'est au cours de l'un de ces retours qu'à 27 ans, il épouse Jeanne Catherine Collon qui deviendra la compagne de sa vie.
A quarante-deux ans, il rentre définitivement en Belgique et se fixe à Jemeppes-sur-Meuse. Grâce à ses économies et à celles de son épouse, il bâtit une vingtaine de maisons qu'il loue, mais cette sécurité matérielle ne lui procure pas le bonheur. Il a continuellement des maux d'estomac, vit dans une insatisfaction psychologique qui le rend iritable, et il est assailli de doutes au niveau de sa foi. C'est au cours de ce malaise qu'un ami lui prêta Le Livre des Esprits d'Allan Kardec qui l'enthousiasme au point de provoquer sa conversion au spiritisme. Il fonde un groupe spirite avec son fils, son neveu et quelques amis, et développe peu à peu ses dons de medium. Le groupe se trouvera un nom après avoir consulté les esprits : « Les vignerons du Seigneur » qui ont pour devise, « Nous sommes les ouvriers de la dernière heure » car, pour eux, le spiritisme achève la révélation commencée par Jésus.
Alors que Louis Antoine semble avoir enfin rouvé le bonheur, son fils âgé de vingt ans meurt en 1893. Ce deuil aura d'importanes conséquences sur le futur thaumaturge de Jemeppe. D'abord, il saisit l'occasion de rompre avec le catholicisme en organisant des funérailles spirites pour son fils. Ensuite, il se recueille dans une longue méditation dont émergera la conviction que la santé est le plus grand des biens terrestres. C'est à partir de ce moment qu'il décida de consacrer sa vie à soulager les souffrants. Il le fera d'abord en imposant les mains aux malades pour user du « magnétisme animal ».
Petit à petit, la renommée du guérisseur de Jemeppe grandit et les malades affluent. A partir de 1900; il inaugure une grande salle adjacente à son domicile et y reçoit les patiens tous les jours de sept heures à midi, sauf le dimanche qu'il consacre aux séances de spiritisme. En octobre 1900, il est accusé de donner des consultations sans diplômes et sans posséder aucune notion de médecine. Des médecins légistes sont chargés de faire enquête. Ils reconnaissent qu'il soigne gratuitement et qu'il a sans doute obtenu de nombreuses guérisons, mais ils concluent tout de même qu'il 'agit là d'un « mysticisme grossier, d'un charlatanisme éhonté, et d'un danger pour la santé publique. » Sans avocat, il fait face aux juges, reconnaît qu'il n'a pas de diplômes et décrit ses techniques de guérison :
« Je guéris, ou plus exactement, je soigne toute espèce de maladie. Je mets la main sur la tête du malade, je me recueille, je prie en moi-même, puis j'ai l'inspiration qui me permet de dire de quoi il souffre. Si le consultant a foi en moi, je ne me trompe jamais, je lui fais alors des passes, je prescris alors soit le contact avec du papier magnétisé, soit l'usage de certains thés. Je ne demande rien » (DERICQUEBOURG, 1993, p. 17).
Les juges l'ont quand-même condamné à une amende symbolique de 60 francs. Cette condamnation poussa le guérisseur à abandonner l'usage des « passes magnétiques » et des pharmacopées. Convaincu que la guérison magnétique requiert uniquement le désir ardent de soulager autrui, il change de méthode. Il se recueille dans le silence, seul avec le patient, invoque les esprits bienfaisants pour recevoir d'eux l'onde régénératrice qu'il dirige vers la cause du mal. Désormais, seules comptent donc la foi du guérisseur et celle du malade. Apparemment, ça fonctionne puisaue des foules de souffrants continuent à affluer vers lui, à tel point quen 1906, il devient incapable de recevoir les patiens individuellement parce qu'il en avait plus de mille par jour. Il change encore une fois de méthode et se met à faire des « opérations collectives », c'est-à-dire qu'il pratiquera désormais des cures de masse : debout, sur une tribune, « il lève les bras, se concentre et répand un fluide sur l'assemblée. »
Ce changement de style affectera la nature même du mouvement. Louis Antoine s'écarte du spiritisme, élabore une morale très tolérante et une théorie philosophique basée sur l'inexistence de la matière et la croyance dans la réincarnation. Pour les réunions publiques, le rituel se modifie ; les lectures d'Allan Kardec sont supprimées et remplacées par un recueillement silencieux. Puis, Antoine devient le prédicateur d'une nouvelle croyance : « le nouveau spiritualisme ». Parmi ses disciples, notamment de France, il y a des gens fortunés qui deviennent ses mécènes et l'aident à mettre par écrit, à imprimer et à diffuser sa doctrine qui remplacera celle de Kardec et permettra de nouveau les lectures lors de ruénions publiques. Le maître acquiert le titre de « Père » et ses adeptes deviennent connus sous le nom d'« antoinistes ».
Mais cet humble ouvrier devenu un homme très public n'a pas de système doctrinal fournissant des réponses satisfaisantes à toutes les questions qui lui sont posées. Le 2 mai 1909, il décide de prendre une retraite de prière, de méditation et de jeûne pour clarifier ses idées. En son absence, le culte est célébré par un disciple, ce qui fait penser à une pédagogie de la transition. Antoine réapparaîtra une année plus tard, le lundi de Pâques 1910, et ce jour-là, l'affluence est telle qu'il célèbre cinq « opérations ». Quelques mois plus tard, il inaugure le premier temple antoiniste à Jemeppe et cette année-là, le culte prend sa forme quasi définitive.
Au début de 1912, sentant que sa fin approche, il se retire de nouveau dans sa maison pendant six mois pour écrire Le Développement de l'Enseignement du Père. Il charge son épouse de faire l'opération générale, et ce remplacement signifie qu'après la mort du Père, 'Mère' prendra la tête du mouvement. Le 24 juin 1912, Louis Antoine revoit ses fidèles pour la dernière fois et leur parle en ces termes :
« Je n'ai pas fait de testament, Mère est héritière de tout, c'est Mère qui me remplacera (...) Après Mère, il y aura de grands guérisseurs (...) On pourra en choisir un parmi les plus sérieux pour remplacer Mère. Mère suivra toujours mon exemple, elle ira sur la tribune comme j'y vais, mais pour le nouveau guérisseur il n'en sera pas de même, il montera à la tribune par l'escalier opposé et quand il l'aura mérité, il ira par où j'y vais (...) Voilà mes enfants (...) »
Le lendemain, Louis Antoine se « désincarne » (selon l'expression antoiniste). Les observateurs extérieurs croyaient que ce mouvement de guérisseurs ne survivrait pas à la mort de son fondateur, mais la succession a eu lieu sans crise, et « Mère » donnera à l'antoinisme son visage actuel. Bien qu'illettrée, elle releva le défi de l'institutionnalisation du mouvement et parvint à maintenir l'unité. Elle se désincarna à son tour en 1940 et, de nouveau, il n'y eut pas de crise de succession. On remarque simplement une différenciation du culte entre la Belgique et la France : les Belges ont décidé de supprimer certains rites que Mère avait imposés lors de l'institutionnalisation du mouvemen tandis que les Français ont maintenu ces rites. Mais il n'y a pas eu de schismes.
Melchior Mbonimpa, Guérison et religion en Afrique
Editions L'Harmattan, 1 avr. 2012 - 118 pages
La modernité laïque voudrait que seules la biomédecine et les diverses méthodes "scientifiques" de thérapie psychologique s'occupent de la santé des humains. Pourtant, même au coeur de l'Occident contemporain, les "religions de guérison" ont encore des adeptes. L'interpénétration du religieux et du médical est un phénomène universel, et en Afrique, la thérapie joue abondamment sur les zones de contact, de superposition et de fusion entre les domaines du religieux et du médical.
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