• Note de lecture - Robert Vivier

    Délivrez-nous du mal de Robert Vivier
    27 septembre 2009

    Il est rare que naisse une nouvelle religion. C’est ce qui advint pourtant aux environs de Liège, au tournant des XIXe et XXe siècles. Cette religion nouvelle, c’est l’antoinisme (1), du nom de son principal fondateur, Louis Antoine (1846-1912). Enfant, j’ai connu les antoinistes ; on les reconnaissait à l’époque à leurs habits noirs ; et, élevé dans un milieu catholique, j’ai entendu à l’occasion les railleries dont ils étaient quelquefois l’objet.

    Robert Vivier (1884-1989) est un écrivain et poète liégeois un peu oublié. Dans les années 30, il publia un roman, Délivrez-nous du mal (2), dans lequel il retraça à sa manière la vie de Louis Antoine. Je dis bien à sa manière, car je crois que tout tient effectivement à sa manière. Vivier n’est que modestie, douceur, compassion et humour. Et c’est avec sa propre tendresse qu’il imagine rendre compte du parcours de celui qu’on appela le Père Antoine. Ce qui donne un livre d’une très grande humanité, mais aussi un livre qui n’est pas dénué d’intérêt sur le plan anthropologique.

    Il n’est sans doute pas inutile de s’interroger sur les raisons qui ont poussé Robert Vivier à consacrer un livre à l’antoinisme. D’autant que lui-même n’avait pas l’esprit spécialement religieux. Claudine Gothot-Mersch, qui l’a bien connu, écrit ceci de lui :
    « Peu de personnes m’ont paru, plus que Robert Vivier, étrangères à toute religion constituée, à toute idée de culte. Lorsqu’il était professeur à l’Université de Liège, si quelque allusion à l’un des usages – même les plus connus – de la liturgie catholique surgissait au tournant du texte qu’il était en train de commenter, il l’expliquait de seconde main ("Il paraît que…"), non sur le ton sarcastique de l’anticlérical, mais avec une sorte d’ingénuité, et une totale indifférence : comme s’il transmettait à ses élèves une observation rapportée, par un voyageur, d’une terre lointaine. » (3)

    La question que la lecture du livre m’a amené à me poser – et à laquelle je ne puis répondre –, c’est celle de savoir si Robert Vivier avait un tant soit peu lu Marcel Mauss. Car la façon dont il raconte les guérisons opérées par Antoine fait penser à l’approche sociologique de la magie qui fut la sienne. Ainsi, le spiritisme et les guérisons qui fondent la religion d’Antoine – tels que Vivier les relatent – s’inscrivent pleinement dans cette logique (4) que ces deux seules phrases de Hubert et Mauss résument :
    « La magie a une telle autorité, qu’en principe l’expérience contraire n’ébranle pas la croyance. Elle est, en réalité, soustraite à tout contrôle. Même les faits défavorables tournent en sa faveur, car on pense toujours qu’ils sont l’effet d’une contre-magie, de fautes rituelles, et en général de ce que les conditions nécessaires des pratiques n’ont pas été réalisées. » (5)

    Reste que si cette question m’a préoccupé, l’important n’est probablement pas là. J’ai envie de dire que tout est dans le ton dont use Robert Vivier pour faire vivre un personnage, un personnage qui est tout en charité. Au point qu’on eût aimé le rencontrer.

    Je livre ci-dessous trois extraits du livre – parmi tant d’autres possibles – qui témoignent de cette générosité que Vivier confère à son héros, et qui sans doute n’est rien d’autre que la sienne.

    « Les hommes étaient encore dans la grande salle, formant un groupe debout près de la table, au milieu des banquettes et des chaises vides. Ils causaient entre eux. Antoine, assis, était tout occupé à ses pensées, et chacun respectait son recueillement.
    Tout s’était bien passé. Il laissait monter en son cœur la reconnaissance. Lui-même, il le savait, n’était rien. Ce qui était grand, ce n’était pas lui, mais ce qui se faisait par lui. Cependant, s’il s’était trouvé qu’aujourd’hui il ne fût pas digne, rien n’eût pu se réaliser. De là venait ce sentiment d’humble contentement et de reconnaissance. Parfois, même au cours d’une séance heureusement commencée, il percevait tout à coup un fluide hostile, soit qu’il ne se fût pas assez gravement concentré, qu’il se fût laissé distraire, par exemple par une pensée d’orgueil, soit que des assistants fussent occupés en eux-mêmes de moqueries ou de pensées frivoles. Pour que les choses aillent bien, il faut de la foi et de l’accord : rien ne peut être fait par un homme seul. Nous devons être humbles, et ne pas vouloir trop. Étant novice, Antoine avait plus d’une fois échoué par excès de zèle. Il voulait guérir tout le monde, aussi bien ceux qui ne s’adressaient pas à lui que les autres. Il ne savait pas, alors, que la force n’opère que si le malade est préparé, s’il a la foi, s’il est entouré d’un bon fluide.
    Il s’accouda à la table, et, appelant Gony d’un signe de tête :
    ― Vous souvenez-vous, Gony, comme nous nous sommes trompés dans les commencements, quand nous avons voulu faire notre société ? Mais cela nous a été utile de nous tromper. Tout est bien arrangé : quand nous n’agissons pas comme il le faut, l’épreuve nous avertit, et alors, voyant le mal, nous en cherchons la cause. Le mal n’est rien en lui-même, c’est sa cause qu’il faut voir.
    Il rêva un instant. Ainsi, il avait compris ce que signifie l’épreuve et à quoi sert le mal. Et du coup le mal n’apparaissait plus si mauvais : à condition de chercher il y avait toujours moyen de trouver un bien caché en lui. D’avoir découvert cela, toute la vie d’Antoine avait pris un sens nouveau. » (pp. 212-213)

    « Maintenant il comprenait pourquoi, après tous ses voyages, il avait dû revenir dans ce pays de son enfance, et pourquoi aussi, malgré la petite fortune qu’il avait amassée, il n’avait pas cherché à s’élever au-dessus de sa condition première, mais avait repris le train-train d’existence des gens avec qui il avait autrefois commencé la vie. Il s’était fixé entre ces collines de la Meuse, dans cette région d’usines, parmi les petits artisans, les métallurgistes, les mineurs. L’on ne sait aimer à ce point que ce qu’on a appris à aimer pendant ses premières années : or, la tâche qu’il avait à remplir ne pouvait être menée à bien que par l’amour.
    Après avoir vu les hommes des autres pays, comme ils travaillent et comme ils s’amusent et comme ils sont faits, après avoir connu que la vie est partout la même et que c’est une vieille et douce et difficile histoire qui recommence sans cesse sur chaque point de la terre, il était pourtant rentré chez lui, parmi les siens, pour commencer l’œuvre. C’est que, les problèmes de la vie, il pouvait les reconnaître et les retrouver partout, mais ici seulement il pouvait essayer de les résoudre. Ailleurs il était comme un ouvrier à qui l’on a passé l’outil d’un autre, tandis qu’ici il avait son outil à lui, au manche usé par ses mains, et qui faisait pour ainsi dire partie de lui-même. Dieu l’avait mis ici et non ailleurs, il lui avait donné les gens d’ici pour parents et compagnons, et l’amour de la femme et la paternité c’était aussi par quelqu’un d’ici qu’il les avait connus. Aussi, s’il se trouvait en lui quelque force ou quelque façon capable d’aider les hommes, était-ce avant tout à ceux d’ici qu’elle devait profiter : Antoine avait été créé pour eux comme eux avaient été créés pour lui. Quand il était enfant et qu’il commençait à apprendre la religion, qu’était-ce pour lui que le monde, la terre, le ciel, sinon Mons avec le plateau, et les villages qu’on voit de là, et le ciel qui est au-dessus du clocher et que nos pigeons traversent ? Et la bonne route dont il ne faut pas s’écarter, c’était évidemment la route de Flémalle, avec les trois petits buissons à droite, et ses fossés à demi comblés de terre et d’herbe. À jamais c’étaient là la bonne route, la terre et le ciel. Et le petit Louis Antoine, en ces temps-là, avait même découvert tout près de Mons le Paradis Terrestre : un verger un peu à l’écart en contrebas du village, avec des haies épaisses, non taillées, et de larges rayons frais sur l’herbe déjà haute et sur les branches d’un pommier en fleurs. Le gamin, n’osant pas entrer, était resté à la barrière. C’était dans ce temps de l’enfance où les choses pénètrent en nous pour y prendre à jamais leur place et leur figure. Et il avait eu beau voir après cela mille autres choses, ce n’étaient plus que des images : c’est le pays natal seul qui est le vrai monde et son éternité. » (pp. 218-219)

    « Nous, pauvres gens, nous ne demanderions pas mieux que de nourrir notre pensée, de cultiver notre âme, mais le corps est là qui attend sa pitance, et qui, dès qu’il est en danger, appelle à longs cris, s’accroche à l’âme avec la frénésie aveugle d’un homme qui se noie. Et alors l’âme s’alarme à son tour, à la fois effrayée et pitoyable. Elle est habituée au corps. Elle sent ses douleurs comme siennes, il faut qu’elle l’aide, qu’ils se sauvent ensemble pour que cette vie continue. Elle le rassure, cherche pour lui une espérance, un moyen de salut. C’est elle qui le conduit chez Antoine.
    Et Antoine ne s’y trompait pas. Dans ces malades qui se présentaient toujours plus nombreux aux séances, il ne voyait pas les corps, mais les âmes en alarmes qui lui amenaient ces corps souffrants. Et à travers son corps à lui passait l’alerte, l’appel adressé par ces âmes à son âme. Voilà où le médecin est impuissant. Il a sa science et ses recettes, ses livres, ses médicaments matériels, et voit les blessures des corps avec ses yeux de matière. Tandis que chez Antoine, grâce à la force du fluide et à l’assistance des guides, il se produisait un mystérieux colloque d’esprits, celui du guérisseur et celui du patient lui-même, penchés tous deux comme des médecins consultants au chevet du corps qui souffre.
    L’expérience avait plus d’une fois montré à Antoine que ni lui ni les esprits-guides ne pouvaient rien s’ils étaient seulement en présence du corps, et si l’âme du patient ne participait pas à ces colloques, si elle ne les rejoignait pas pour collaborer avec eux. L’esprit du guérisseur ne peut atteindre le corps souffrant par une voie directe, car il ne lui est pas uni par le mystère de la naissance. Combien de fois Antoine n’avait-il pas échoué parce que l’esprit du malade, distrait ou durci par le doute, ne lui permettrait pas de lire dans le corps qu’il avait devant lui…
    ― Vous devez avoir la foi, répétait-il. Venez me voir dès que vous en avez la pensée. Et, pendant que vous êtes ici, travaillez avec moi.
    Sans la foi du malade, le corps reste entouré d’un mur opaque. Avec sa foi tout devient transparent aux yeux du guérisseur. » (pp. 231-232)

    (1) Pour davantage de renseignements sur cette religion, cf. entre autres le site Internet dont l’adresse est http://antoinisme.blogg.org/
    (2) Robert Vivier, Délivrez-nous du mal. Antoine le guérisseur, (1ère éd. 1936) Editions Labor, Bruxelles, 1989.
    (3) Ibid., p. 361.
    (4) Au sujet de cette logique, je souhaite vivement suggérer la lecture d’un des chapitres du livre Anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss (Plon, 1958), à savoir le chapitre IX intitulé "Le sorcier et sa magie" (1ère publication in Les temps modernes, 4e année, n° 41, 1949, pp. 3-24). L’histoire du chaman kwakiutl Quesalid qu’on y trouve illustre merveilleusement bien la puissance des pratiques magiques, puisqu’on y voit un sceptique en devenir un extraordinaire praticien. La grande question de la foi et des preuves… !
    (5) Henri Hubert & Marcel Mauss, "Esquisse d’une théorie générale de la magie" (1ère publication in Année Sociologique, 1902-1903), in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, 8e éd., 1983, pp. 85-86.


    source : http://jeanjadin.blogspot.com/2009/09/note-de-lecture-robert-vivier.html


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