• Palais de Justice - Le Christ au prétoire (Le bruxellois, 4 avril 1917)

    Palais de Justice - Le Christ au prétoire (Le bruxellois, 4 avril 1917)PALAIS DE JUSTICE

        COUR D'APPEL DE BRUXELLES. — Le Christ au prétoire. — C'est ce lundi saint que commence le procès d'appel de celui que des naïfs ont appelé le Christ du temps présent.
        Les débats se déroulent dans la vaste salle d'audience de la 6e chambre des appels correctionnels. M. Eeckman préside assisté de MM. les conseillers Dassesse et Smits. M. Raphaël Simons, substitut du procureur général, le sociologue démocrate chrétien tombeur de l'abbé Pottier... pardon, de l'abbé Formose, occupe le siège du ministère public. Cela nous promet sans doute une joute économico-philosophico-religieuse entre Me Lebeau, le porte parole du Christ et M. le substitut, organe de la Loi, défenseur de la société.
        Mais voici le Christ. Mais est-ce bien le Christ ? On m'appelle ainsi, dit-il, à qui veut l'entendre. Mais lui-même est trop madré pour se donner à lui-même ce titre.
        Le Père Dor ne croit d'ailleurs ni au Christ, ni au diable. II faut croire en moi, dit-il à ses adeptes ; avoir confiance en moi ; c'est moi qui vous insufflerai mon « fluide » et ainsi vous sauverai, vous guérirai.
        Il arrive accompagné de sa femme, modestement habillée tout de noir. Pierre Dor est beaucoup plus grand qu'elle ; barbu et chevelu, il a déjà pas mal de fils d'argent dans sa barbe qui dut être jadis du plus beau jais. Sa redingote noire disparaît sous un vaste paletot ; il confie à sa femme un chapeau à larges bords. C'est le type classique du Moujick. Il a pas mal de fervents adeptes. On les désigne du doigt dans la salle. Telle dame prétend avoir été guérie radicalement par le Père. Elle était à l'agonie. On est allé implorer le Père, le Père l'a ressuscitée. Il y a quelques fervents de Roux arrivés ce matin par le même train que les avocats de Charleroi ; il y en a surtout d'Uccle où le Temple de la Morale du père Dor fait en ce moment à St-Job une concurrence redoutable aux églises des cultes reconnus.
        Mais tandis que le Parquet de Charleroi pourchasse Dor, celui de Bruxelles le laisse opérer en paix. C'est peut-être pour ne pas lui faire de la réclame inutile, d'autres disent que c'est parce que notre Parquet serait surchargé par les poursuites contre les accapareurs et autres malfaiteurs qui si impunément profitent et abusent de la guerre ! Le père Dor et sa femme s'installent crânement au banc des avocats. Les gardes bourgeois veulent les faire reculer dans l'enceinte du public. Peine inutile. « Nous sommes ici avec l'autorisation de Mtre Morichar, nous y resterons. »
        Le banc des avocats est garni. A la défense Mtre Lebeau et Mtre Morichar. Au banc de la partie civile Mtre Vermoesen, avoué, se constitue pour la Société de Médecine. Mtre Gérard plaidera pour cette société. Mtre Bonnehil se constitue partie civile au nom de Mme Delisée, une petite vieille dame qui s'installe à côté de son avocat.
        A 9 h. 15 la Cour fait son entrée. Dor s'installe au banc des prévenus. Il décline ses noms, résidence, donne comme profession celle d'auteur.
        La parole est ensuite donnée à M. le Conseiller Smits qui fait le rapport de cette affaire.
        L'honorable conseiller rappelle d'abord les condamnations prononcées contre Dor à Charleroi, le 17 décembre dernier.
        Le prévenu encourut 100 florins d'amende pour exercice illégal de l'art guérir, 200 fr. d'amende pour les faits d'escroquerie concernant les époux Chantier, 8 mois et 400 fr. pour les faits d'escroquerie reprochés par Mme Delisée, onze peines de 8 jours pour onze autres faits, un mois et 26 francs pour les escroqueries dont se plaint, l'épouse Spronck. Il fut condamné en sus à 500 fr. de dommages et intérêts en faveur de la Société de Médecine de Charleroi et 17,000 fr. en faveur de Mme Delisée. Dor fut acquitté pour les préventions d'attentat à la pudeur libellées dans l'acte primitif de poursuite.
        M. Smits lit ensuite les diverses pièces de la procédure : les plaintes contre Dor, ses interrogatoires, les dépositions des témoins.
        M. le conseiller-rapporteur choisit dans les énormes dossiers qu'il a devant lui les pièces relatant les faits les plus caractéristiques de l'inculpé. Il décrit sa manière d'opérer, ses passes, les procédés qu'il emploie habituellement pour suggestionner ses clients.
        Dor s'en tient à quelques banalités, il enseigne l'Amour, la Justice. Certains clients entendirent la chose de manière très différente. L'une des fidèles déclare « être venue chez Dor pour voir le Christ. Je n'ai pas été peu surprise, ait-elle, quand il m'a passé la main dans le corsage, puis sur les cuisses, et quand il m'a affirmé que j'avais le fluide d'amour. Ce n'est pas pour apprendre cela que j'allais à l'Ecole Morale. »
        Il entrait dans les détails les plus crus pour enseigner la vertu dans le sens où il l'entendait et manquait rarement de parler de choses équivoques ou qu'au moins certains adeptes interprétaient d'une manière... particulière.
        Plus d'un détail — impossible de reproduire dans un compte rendu destiné à passer sous tous les yeux, provoque l'hilarité de la Cour, hilarité que partagent d'ailleurs tous les avocats à la barre.
        Dor dans ses interrogatoires par la police, par le juge d'instruction, s'est d'ailleurs toujours défendu avec énergie contre toutes les imputations de ce genre. Il a prêché la vertu, la confiance, la foi en son fluide.
        Ce fluide a-t-il suggestionné ses adeptes ?
        C'est indéniable à entendre l'interminable série de témoins dont M. le rapporteur fait connaître les dépositions.
        Ce sont les femmes surtout qui ont prétendu ressentir les bienfaits des incantations de Dor.
        Ici se place un incident entre avocats. Ils s'avancent vers la Cour et reproduisent les gestes, la levée des bras que pratique l'inculpé. Dor qui aurait pu personnellement donner une répétition devant la Cour se tient coi à son banc.
        Dor ne demandait rien pour ses cures.
        Mtre Lebeau. — Il inscrivait même en tête de ses brochures qu'aucune rémunération n'était réclamée.
        Mtre Bonnehil. — C'est un désintéressé ! c'est entendu ! (Rires.) Nous démontrerons le contraire.
        M. Smits, rapporteur. — Il ne demandait rien, mais il se trouvait un tronc à son temple. Un jour il demanda à un de ses adeptes d'y verser cent francs. De plus, il vendait ses brochures et tous achetaient. Les uns par curiosité, les autres parce que ce n'était pas cher, d'autres enfin « par honnêteté », disent-ils.
        L'audience est levée à 1 heure.
        L'après-midi n'était pas annoncée, aussi y a-t-il moins de monde que le matin. L'audience reprend à 3 h. 10. M. le Conseiller-rapporteur poursuit son exposé général qui est clôturé à 3 h. Il en vient alors aux trois faits d'escroquerie qui ont été retenus à charge de l'inculpé. Les faits Solms, Chartier et Delisée. (B.)

    Le bruxellois, 4 avril 1917


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