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Paul Jorion - La conscience et l'imagination
Une autre caractéristique de notre cerveau, c'est la conscience que nous avons de ce que nous faisons n'a pas été conçue comme un instrument qui nous permette de prendre des décisions. Quand les psychologues sont allés étudier, dans les années 1960, la question de la volonté, ils ont fait la découverte sidérante que les variations électriques correspondant à l'expression de sa volonté par un sujet apparaissent dans le cerveau après qu'a été réalisé l'acte dont nous imaginons qu'elle l'a déterminé. La représentation au niveau de la conscience de la volonté que nous allons poser un acte, ce que nous appelons notre « intention », n'intervient en fait qu'entre une demi-seconde et... dix secondes après que la décision d'agir a été prise au centre décisionnel du système nerveux alors que l'acte lui-même a pu être réalisé par le corps un dixième de seconde seulement après l'événement nerveux qui en a été le véritable déclencheur. Pour le dire d'une manière imagée : la conscience arrive longtemps après la bataille.
Le psychologue qui a découvert cela est américain et s'appelle Benjamin Libet (1916-2007). La première hypothèse qu'il a émise, quand les faits lui sont apparus dans toute leur clarté, a été d'imaginer qu'il existait un mécanisme dans le cerveau permettant à une information de remonter le temps, ou bien que la volonté agit comme un effet de champ, mais sans que ce champ soit détectable « par un quelconque instrument de mesure objectif, physique » (1997 : 137). Son explication première n'a pas été que « volonté » est un mot dénotant un processus illusoire, une mésinterprétation de notre propre fonctionnement, mais que la volonté devait bien - comme nous l'imaginons spontanément parce que les mots de la langue nous le suggèrent fermement - décider des choses que nous allons accomplir. La seule explication possible était que la volonté remonte dans le temps pour poser les actes que nous supposons qu'elle détermine, seule manière de rendre compte du décalage observé (il avait calculé qu'il était d'une demi-seconde ; les recherches ultérieures ont montré qu'il pouvait aller jusqu'à dix secondes).
Au début, avant que nous ne fassions intervenir l’inconscient dans le mécanisme décisionnel, la conscience était censée décider de tous nos actes, à l'exception des actes réflexes. Freud a ensuite opposé le conscient à l'inconscient, qui sont deux types de mécanismes causaux de notre comportement : la conscience prend certaines décisions, l'inconscient en prend d'autres ou introduit des distorsions dans nos décisions conscientes. Mais, avec la découverte de Libet, il n'y a plus – du point de vue décisionnel – qu'un seul type d'actes, déterminés par l'inconscient, la seule différence étant que certains apparaissent dans le « regard » de la conscience (avec un délai par rapport à l'acte posé), et d'autres non.
Dans l'article où je proposais pour la première fois une théorie complète de la conscience tenant compte des découvertes de Libet, j'écrivais : « La conscience est un cul-de-sac auquel des informations parviennent sans doute, mais sans qu'il existe un effet en retour de type décisionnel. C'est au niveau de l'affect, et de lui seul, que l'information affichée dans le regard de la conscience produit une rétroaction, mais de nature “involontaire”, automatique » (Jorion 1999 : 179).
La conscience est privée du pouvoir décisionnel que nous lui attribuons habituellement et, du coup, nous devons revoir le sens que nous assignons à des expressions communes telles que « avoir l'intention de », « vouloir », « faire attention à », « se concentrer », etc.
Je suggérais alors de remplacer, pour souligner les implications de la nouvelle représentation, le mot « conscience » par « imagination », et le mot « inconscient » par « corps », pour conclure alors que toutes nos décisions sont en réalité prises par notre corps, mais que certaines d'entre elles (celles que nous avions l’habitude d'attribuer à notre « volonté ») apparaissent à notre imagination : « En réalité, la prise de décision, la volonté, a été confiée au corps et non à l'imagination » (ibid. : 185).
Les observations de Libet et la nouvelle représentation de nos prises de décision qui en découle ont d'importantes conséquences pour nous, en particulier quand nous cherchons à définir un mode de vie nous permettant de vivre enfin en bonne entente avec notre planète.Paul Jorion, Le dernier qui s'en va éteint la lumière, Essai sur l'extinction de l'humanité
Fayard, Paris, 2016, C'est quoi, notre espèce ?, p.144
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