• Primo Levi - Si c'est un homme (extraits de la préface et de l'appendice)

        Comment s'explique la haine fanatique des nazis pour les juifs ?
        L'aversion pour les juifs, improprement appelée antisémitisme, n'est qu'un cas particulier d'un phénomène plus général, à savoir l'aversion pour ce qui est différent de nous. Indubitablement, il s'agit à l'origine d'un phénomène zoologique : les animaux d'une même espèce, mais appartenant à des groupes différents, manifestent entre eux des réactions d'intolérance. cela se produit également chez les animaux domestiques : il est bien connu que si on introduit une poule provenant d'un certain poulailler dans un autre poulailler, elle est repoussée à coups de bec pendant plusieurs jours. On observe le même comportement chez les rats et les abeilles, et en général chez toutes les espèces d'animaux sociaux. Il se trouve que l'homme est lui aussi un animal social (Aristote l'avait déjà dit), mais que deviendrait-il si toutes les impulsions animales qui subsistent en lui devaient être tolérées ! Les lois humaines servent justement à ceci : limiter l'instinct animal.
        L'antisémitisme est un phénomène typique d'intolérance. Pour qu'une intolérance se manifeste, il faut qu'il y ait entre deux groupes en contact une différence perceptible : ce peut être une différence physique (les Noirs et les Blancs, les bruns et les blonds), mais notre civilisation compliquée nous a rendus sensibles à des différences plus subtiles, comme la langue ou le dialecte, ou même l'accent (nos Méridionaux contraints à émigrer dans le nord en savent quelque chose), ou bien la religion avec toutes ses manifestations extérieures et sa profonde influence sur la manière de vivre, ou encore la façon de s'habiller et de gesticuler, les habitudes publiques et privées. L'histoire tourmentée du peuple juif a voulu que presque partout les juifs aient manifesté une ou plusieurs de ces différences.
    [...]
        Parce qu'ils sont les héritiers d'une culture qui veut qu'on raisonne et qu'on discute avant d'obéir, et qui interdit de s'incliner devant les idoles, alors que lui-même [Hitler] aspire précisément à être vénéré comme une idole et n'hésite pas à proclamer que "nous devons nous méfier de l'intelligence et de la conscience, et mettre toute notre foi dans les instincts".
    [...]
        Peut-être que ce qui s'est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c'est presque justifier. En effet, "comprendre" la décision ou la conduite de quelqu'un, cela veut dire (et c'est aussi le sens étymologique du mot), les mettre en soi, mettre en soi celui qui en est responsable, se mettre à sa place, s'identifier à lui.
    [...]
        Puisqu'il est difficile de distinguer les vrais prophètes des faux, méfions-nous de tous les prophètes ; il vaut mieux renoncer aux vérités révélées, même si elles nous transportent par leur simplicité et par leur éclat, même si nous les trouvons commodes parce qu'on les a gratis. Il vaut mieux se contenter d'autres vérités plus modestes et moins enthousiasmantes, de celles que l'on conquiert laborieusement, progressivement et sans brûler les étapes, par l'étude, la discussion et le raisonnement, et qui peuvent être vérifiées et démontrées.

    Primo Levi, Si c'est un homme (Appendice)
    Pocket, Paris, 1990 (p.205-212)

        Beaucoup d'entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que "l'étranger c'est l'ennemi". Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans lien entre eux, elle ne fonde pas un système. Mais lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de prémisse majeure d'un syllogisme, alors au bout de la chaîne logique, il y a le Lager ; c'est-à-dire le produit d'une conception du monde poussée à ses plus extrêmes conséquences avec une cohérence rigoureuse ; tant que la conception a cours, les conséquences nous menacent. Puisse l'histoire des camps d'extermination retentir pour tous comme un sinistre signal d'alarme.

    Primo Levi, Si c'est un homme (Préface)
    Pocket, Paris, 1990 (p.7)


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