• Réception de Robert Vivier

    […] La bonté, c'est elle qui règne sur vos quatre romans. Délivrez-nous du mal est le titre caractéristique de l'un d'eux. C'est l'histoire d'Antoine le guérisseur, fondateur de ce culte qui connut quelque importance au pays de Liège et qui s'étendit jusqu'en France. Roman de la foi, car il y a mieux que de la crédulité dans cette réunion des affligés autour d'un être simple qui prétend les guérir en élevant leurs âmes, et qui pour cela leur commande de s'aimer les uns les autres et aussi de ne pas voir le mal. Ne voir nulle part le mal : c'est peut-être à cause de ce précepte que vous vous êtes pris pour l'antoinisme de ce zèle de sympathie. Ni le mal, ni le risible. Pas un personnage méchant dans votre monde romanesque ; et même les ridicules y sont dessinés avec une tendresse qui se défend de trop visiblement sourire. Je n'en veux pour exemple que M. Delcroix. M. Delcroix était un antoiniste lettré, le théoricien du culte, dont il rédigeait les textes ou aidait le Père Antoine à les rédiger. Nous l'avons bien connu, vous et moi, car il fut notre professeur de troisième à tous deux. Je vous confesse que j'avais gardé de cet excellent homme, et du prêche antoiniste qu'il nous faisait au cours, un souvenir caricatural ; je ne pouvais le revoir qu'avec les mêmes égaiements cruels qui furent à ses dépens ceux de ma quinzième année. Or, de cet illuminé méconnu par les jeunes sots dont j'étais, votre livre trace, à petites touches exactes et douces, la plus attendrissante figure. Vous ne dissimulez ni les distractions comiques du personnage, ni les naïvetés de sa foi nouvelle, ni le dommage que fait dans sa famille son accès mystique, mais il y a dans votre manière d'approcher ces déformations d'une foi pure quelque chose de médical, un tact fait d'une connaissance profonde, et toujours, et avant tout, d'une grande bonté. Car vous avez perfectionné l'enseignement de notre professeur de troisième : vous voyez le mal, et vous aimez malgré le mal.

    Délivrez-nous du mal est un des deux romans que vous avez marqués au signe du populisme. Vous avez adhéré à cette école, vous qui pouviez si bien ne vous réclamer que de vous-même. Mais ne sont-ce pas les originaux seuls qui peuvent sans risque accepter une doctrine d'école, parce que seuls ils ont la puissance de la façonner selon leur génie ? Pour m'expliquer le populisme de certains auteurs, j'ai parfois été tenté par cette hypothèse : c'est que pour un esprit pétri de raffinement s'il peut y avoir dans cette élection des milieux simples, d'ouvriers ou de petits bourgeois, quelque chose comme une délectation de dépaysement, une forme de l'exotisme. Mais chez vous en tout cas le populisme n'a pas cette origine esthétique et un peu suspecte. Vous aimez le peuple d'abord parce que vous le connaissez ; n'avez-vous pas vécu, pendant quatre ans, au contact du pauvre qu'était le soldat d'infanterie, n'avez-vous pas vous-même été ce pauvre ? Puis vous l'aimez parce que vous avez courageusement résolu d'aimer les hommes, et que le peuple est fait de l'immense majorité des hommes. Vous n'y apportez d'ailleurs aucun esprit de classe. Sans doute votre populisme est aristocratique, aussi peu populacier que possible ; on n'y voit pas de filles, de mauvais garçons, d'ivrognes ni d'hommes traqués ; on n'y parle pas l'argot, mais un français humble et pur, à la limite de nos patois, un doux français de frontière, d'ailleurs discrètement indiqué et que vous devez peut-être à votre sang de français « de l’intérieur » d'avoir pu si bien discerner et chérir ; et ce français fleurant un peu notre accent qui chante, les gens qui le parlent sont tous des êtres bons, même s'il sont leurs défaillances, et l'on aimerait vivre dans leur humanité. [...]

     

     

    Réception de M. Robert Vivier le 10 mars 1951.

    Discours de M. MARCEL THIRY

    Bulletin de l'Académie Royale de Langue & Littérature Françaises,

    Tome XXIX – N°1, Mars 1951, p.32


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