-
Robert Vivier, Délivrez-nous du mal (Le Quotidien, 11 février 1936)
Délivrez-nous du mal
Antoine le guérisseurDepuis quelque temps, des sujets imprévus semblent remplacer les anciens sujets et les études d'hier ; au milieu des romans et des livres d'histoire, voici pas mal d'ouvrages sur la nature humaine, sur la condition de l'homme et sur les forces mystérieuses plus ou moins réelles sur lesquelles notre époque inquiète voudrait s'appuyer sourciers, guérisseurs, inventeurs de thérapeutiques, créateurs de mystiques sont à la mode.
Je les signale ici dans la proportion même où ils s'imposent à l'attention des lecteurs, et l'on peut constater, par surcroit, que cette « attention » mérite « attention ». Voici donc, en ce genre, l'histoire d'un guérisseur qui a créé une religion : Antoine, le guérisseur.
Louis Antoine était un simple ouvrier mineur ; il était né en 1846 près de Liége. Après avoir travaillé dans la mine, il fut machiniste, puis marchand de légumes ; il s'expatria et fut contremaitre dans une usine de Pologne. Il rentra en Belgique et obtint un emploi de concierge et d'encaisseur. Son biographe, M. Robert Vivier, qui écrit une biographie romancée (mais romancée uniquement dans le menu détail) nous montre la monotonie, la médiocrité étroite, le manque d'horizon d'une telle existence.
Après la mort d'un fils unique, Antoine, qui n'avait jamais eu une piété bien forte, se laisse conduire dans des groupes spirites du rite d'Allan Kardec.
Là M. Vivier nous apprend que le spiritisme, qui nous semblait une mode d'intellectuels et de gens cultivés, sinon de gens du monde, était pratiqué par des ouvriers, de petits marchands, tous gens très ignorants et très modestes, et c'était entre eux comme une secte secrète.
Antoine fonde un groupe ; les esprits sont ses guides. Il croit qu'ils possèdent ou qu'il y a d'ans l'univers des courants de fluide. Un de ces courants, un fluide bienfaisant et guérisseur, voici que lui, Antoine, il se découvre la puissance de le concentrer et de le diriger : il guérit !
Les gens n'ont qu'à comparaître devant lui ; il les regarde, lit en eux leur mal, et les guérit ou tout au moins soulage leur âme. Car il faut la foi pour s'approcher de lui : foi, non en une série de dogmes, non en une certaine divinité, mais en la bonté universelle et créatrice qu'il appelle Dieu ; foi difficile, sans objet ni lumière, mais chaude, dans le froid de la vie, comme un soleil d'avril dans la fraîcheur du printemps. Bientôt, au lieu d'agir lui-même sur les malades, il infuse le fluide dans des feuilles de papier ou dans le l'eau pure que le malade s'applique.
Enfin, il renonce tout à fait au guérissage individuel ; il crée une religion dont il est le grand-prêtre et le saint, un quasi Dieu. Il guérit du haut de la chaire les fidèles venus pour prier ; il les guérit en bloc, comme le soleil éclaire en bloc. Et il meurt laissant une Eglise qui compte, dit-on, trois cent mille fidèles, et qui continue à essaimer. M. André Thérive, dans son roman Sans âmes, a décrit un milieu d'Antoinistes français.
De tels créateurs de religion ne sont pas rares. Beaucoup s'arrêtent à mi-chemin, comme ceux qu'a fait revivre Maurice Barrès, dans La Colline inspirée. D'autres, comme Towianski lancent des mouvements d'une portée incalculable. Ici, l'originalité, c'est qu'Antoine est un ouvrier à l'esprit aussi positif que peu cultivé. Il a répandu son esprit parmi des gens qui lui ressemblent. – F. S.Le Quotidien, 11 février 1936
-
Commentaires