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Robert Vivier par André Thérive (Le Temps, 20 février 1936)
Feuilleton du Temps
Du 20 février 1936
LES LIVRESM. Robert Vivier a eu l’idée de se faire l’historiographe d’une religion nouvelle qui s’est fondée en Belgique il y a quelque trente ans, et qui continue à prospérer. Ce n’est pas une secte chrétienne, mais plutôt un gnosticisme très bas et très humble, greffé à l’origine sur le spiritisme. Elle s’appelle l’antoinisme, du nom d’Antoine le guérisseur, concierge aux Tôleries liégeoises, lequel « se désincarna » en l’an 1912. L’antoinisme offre ce pittoresque de paraître entièrement populaire, bien qu’il ait bénéficié des largesses d’un très riche propriétaire du Nord, M. Deregnaucourt, et qu’on y ait vu figurer un officier supérieur ! Un professeur d’athénée, M. Delcroix, en fut, si j’ose dire, le Saint Paul. M. Robert Vivier, qui le connut comme élève, a donc des souvenirs directs sur un des premiers apôtres, et lui a conservé, malgré l’usage, quelque vénération. Je ne sais ce que valait l’enseignement de ce brave homme, mais les écrits antoinistes, qu’il a sûrement rédigés, sont un monument de jargon effarant, de métafouillis primaire. On croirait lire des pilpouls de l’école du, soir. Il paraît que, « depuis, la rencontre de M. Antoine, il avait renoncé aux faux prestiges de l’élégance et de la forme ». Et peut-être aussi aux modes normaux de la pensée. Mais ce n’est pas la question qui nous occupe ici.
M. Robert Vivier a tiré de cette histoire authentique et extravagante un récit ravissant, doux et ouaté, si je puis dire, où ses qualités de romancier ne font point de tort au chroniqueur. Toutefois l’ouvrage est un peu long, et bien souvent fait songer à une composition française, a un exercice de développement narratif. Le principe peut s’admettre, car à défaut de documents très précis, il restait à l’auteur d’évoquer l’atmosphère de ces bourgades wallonnes où naquit et fleurit l’antoinisme comme une plante folle amenée par le vent sur un crassier. A cet égard, Délivrez-nous du mal est tout à fait remarquable. La lenteur même y devient un procédé d’envoûtement. Il est difficile de ne pas croire qu’on a vécu à Flemalle ou à Jemeppe parmi les petites gens paisibles, narquois et crédules, a qui n’importe quel illuminé paraît un prophète, un dieu ! s’il tient boutique de magnétisme et de guérisons.
L’inconvénient, si l’ouvrage se présentait comme une simple biographie du père Antoine, serait justement de noyer le héros dans son milieu, plus facile à dépeindre que lui-même. Bien des chapitres de M. Robert Vivier pourraient être écrits à propos d’un autre ouvrier du Borinage ; ses enfances, ses amours, ses conversations supposées (avant sa « vie publique ») n’ont rien de spécifique et, ma foi, sont peut-être bien controuvées. Louis Antoine fut successivement mineur, métallurgiste, maraîcher, et semble avoir amassé quelque bien par l’expatriation ; il travailla en Allemagne et en Pologne avant de se fixer dans la région de Liège. Sur ses faits et gestes on aimera consulter les livres très informés et très objectifs que lui consacre M. Pierre Debouxhtay (2 vol., éd. F. Gothier, à Liège). Il est très difficile, même après celui de M. Vivier, de reconstituer la psychologie véritable d’un illuminé de cette espèce. Les éléments qu’on en retient se réduisent ceci culte de la science et de la thérapeutique, médicale si on pouvait, magique, s’il le faut, – horreur de la mort, accrue par le remords d’un meurtre involontaire qu’Antoine commit, soldat, au champ de tir, ensuite par la perte d’un fils qu’il aimait tendrement et qui était déjà devenu un bourgeois, – santé précaire, dont il souffrit dès la quarantaine, avant de mourir à soixante-cinq ans, moins heureux que Mrs Baker Eddy, sa rivale américaine, – fréquentation de petits cercles spirites, lecture probable des manuels d’Allan Kardec, lesquels proviennent eux-mêmes de Pierre Leroux et des illuminés quarante-huitards, – sens puissant de la fraternité et goût de la bienfaisance envers les pauvres hommes, – orgueil naïf, point contrarié par l’esprit d’autocritique…
Voilà assez pour composer la figure d’une espèce de saint inférieur et de sorcier à demi-sincère. Qu’on se rappelle le roman où M. Frédéric Lefèvre a voulu montrer qu’un jeteur de sort villageois n’est jamais un vrai naïf ni un vrai imposteur, et aussi la confession du médium qu’a imaginée Robert Browning. Quant à la fondation d’une Eglise, je me demande s’il n’y faut pas faire intervenir le goût très belge du groupement, de la « chocheté », sans se référer à ce mystérieux instinct d’indiscipline que l’on suppose chez Caliban opprimé d’esprit comme de corps, et qui saisit toutes les occasions de se constituer une foi à lui, rien qu’à lui. Il est certain que si le curé d’Ars avait voulu constituer un schisme, il eût entraîné par centaines de mille les fidèles. Le pauvre Antoine, à rebours des prêtres, n’avait sans doute pas appris l’humilité. Dans les derniers temps de sa vie, il se laissa à peu près diviniser. Le mot de Dieu appliqué à ce concierge se trouve en toutes lettres dans la bible de la secte, et l’une de ses prêtresses (car il y a un clergé, avec costumes rituels) m’a affirmé que le père Antoine était le Christ, et Kardec son Jean-Baptiste. Rien de moins.
Ce qu’il faudrait étudier aussi, c’est les influences livresques qu’a subies ce prophète, ou des actions plus occultes encore on ne peut s’empêcher de remarquer que l’antoinisme, dans sa partie philosophique (?) est une forme abâtardie de la Christian science ; il s’y trouve du bouddhisme, du manichéisme, des enseignements de la gnose ; par exemple la non existence du mal, assimilé à la matière, autre illusion et le primat d’une intuition (l’auréole de la conscience, disait Antoine) sur l’intellect, M. Vivier suppose que son héros a pu aussi voir en terre russe des pèlerins illuminés, et y concevoir, au spectacle de plusieurs religions rivales, le désir obscur d’un syncrétisme. La conjecture est ingénieuse. Quoi qu’il en soit, la légende dorée de ce revival bizarre, est intéressante au possible. Un vicaire est censé (p. 144) dire au jeune Antoine « Méfiez-vous, mon ami. Il est très dangereux de penser quand on n’a pas assez d’instruction pour le faire. » Le précepte est rude, inhumain d’aspect, mais il n’est point absurde. Il y a lieu de penser que l’antoinisme mourra de sa belle mort, et ressuscitera là ou ailleurs sous une autre forme. L’ambition d’exercer la mind cure et de vaincre le mal moral, responsable du mal physique, est éternelle. Il peut advenir qu’elle pousse chez des simples d’esprit, recrute des francs-tireurs de la religion. C’est alors qu’elle devient pittoresque et romanesque.
ANDRÉ THÉRIVE.
Le Temps, 20 février 1936
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