• Shalom Auslander - La lamentation du prépuce (p.176)

        Parmi les livres que j'avais chipés ces derniers temps, il y en avait un qui expliquait comment en écrire un. Je les avais tous lus en commençant par celui-là, non parce que j'étais tenté de devenir écrivain mais parce qu'il y avait beaucoup de fictions dans ma vie, des inventions destinées à masquer d'humiliantes réalités telles qu'une fixation sur la pornographie, une kleptomanies galopante, un besoin irrépressible de désacraliser le Shabbat, de manger de la viande avec du lait et de sortir sans kippa. Comme ma survie dépendait entièrement de ma capacité de rendre mes histoires crédibles, à ouvrir ce que les écrivains appellent - ainsi que je venais de l'apprendre grâce à ce livre - "une longue parenthèse dans l'incrédulité", je m'étais dit que je ne me porterais pas plus mal si je reprenais quelques uns de leurs trucs aux professionnels de la fiction. Et c'est ainsi que mes vingts minutes sur une chaise confortable sont devenues huit heures de confinement en compagnie d'une bande de clochards noirs et d'un néo-nazi avec un swastika tatoué sur le bras qui n'arrêtait pas de me lancer des regards haineux. C'est ce que les écrivains appellent "ajouter de la couleur".
        David a secoué la tête, épaté. Je lui ai résumé l'audience au tribunal, l'amende et la peine de travail d'intérêt général. Il a beaucoup aimé que j'aie à rendre compte à un contrôleur judiciaire, ce qui m'a fait plaisir car c'était l'un des rares éléments authentiques de mon récit. Et puis, sur un coup de tête, j'ai fait mention de Kelly.
        - Kelly ! a-t-il répété avec un sourire béat. Parle-moi de Kelly...
        - Elle a une Trans Am, ai-je commencé. Et elle joue dans l'équipe de lacrosse de son lycée.
        En voyant les yeux de David s'écarquiller d'émerveillement, je me suis demandé si toute création n'est pas un accident, au départ. Peut-être Dieu n'avait-Il l'intention que de créer quelques lacs et deux ou trois oiseaux, mais voilà qu'il faut des arbres pour vraiment épater les oiseaux, mais les arbres ont besoin de soleil... Le troisième jour venu, le processus à complètement dérapé, un hibou par-ci, une montagne par-là, et une semaine plus tard Dieu se retrouve avec toute une foutue planète sur les bras. Il y a des gens qui ne savent pas s'arrêter, et maintenant je comprenais ce qu'Il avait dû éprouver. Au cours des vingt minutes suivantes, j'ai décrit la Kelly Enjolivée en petits et gros détails - ses seins étaient gros, son nez petit. C'était un assemblage de toutes mes stars porno préférées, une super-nana-Frankenstein qui avait les lolos de Christy Canyon, les cheveux de Ginger Lynn et le cul de Traci Lords. Et une pontiac Trans Am. Et une crosse de lacrosse. C'est ce que les écrivains appellent "l'épaisseur du personnage".

    Shalom Auslander, La lamentation du prépuce
    10/18, Paris, 2007, p.176


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