• Simon Arbellot - Conciliabules chez les Huymansiens (1957)

    Simon Arbellot - Conciliabules chez les Huymansiens (1957)Auteur : Simon Arbellot
    Titre : Conciliabules chez les Huymansiens
    Édition : Revue des Deux Mondes (1er MAI 1957), pp. 139-143

     

        Évoque le destin de la chapelle antoiniste de la rue Christine. En 1948, les Huysmansiens ont investi la salle de lecture du Culte Antoiniste, tenue un temps par Frère Jolly depuis au moins 1925. Elle a été remplacée en 1955 par le Temple des Ternes, au Passage Roux (17e arrdt). On y parle aussi d’André Thérive, membre de la première heure du club des Huysmansiens.

     

    CONCILIABULES
    CHEZ LES HUYSMANSIENS

        Rue Jacob... une petite boutique de libraire à l'enseigne « Chez Durtal » ... des reliures aux ors passés... des photos, des lettres, des manuscrits... le masque mortuaire de Pascal... je ne me trompe pas, c'est bien là le sanctuaire de Joris Karl Huysmans. J'aperçois le grand prêtre du culte huysmansien, M. Pierre Lambert, au visage ascétique, assis à sa table au milieu de ses livres et qui semble écouter la confession d'un jeune homme.
        – Conseillez-moi, dit celui-ci, c'est l'époque de la conversion et de Ligugé qui, seule, m'intéresse. Est-il bien utile de me lancer dans l'œuvre entière ?
        – Lisez la préface d'A Rebours, écrite vingt-cinq ans après la première édition, vous aurez là l'essentiel de la pensée de Huysmans.
        Je suis entré sur la pointe des pieds dans la librairie et comme j'esquisse un pas en arrière, M. Pierre Lambert me fait signe de rester.
        – Vous n'êtes pas de trop, nous commençons, me dit-il.
        Et cet homme d'études qu'on dérange tout le temps ajoute en riant :
        – Vous n'osiez pas entrer... je finirai par faire poser une plaque de sonnette sur ma porte comme on en voit sur celles des presbytères, mais au lieu de « Ici, pour les sacrements », je mettrai « Ici, pour Huysmans ».
        Je regarde autour de moi. Je reconnais tout de suite un Saint Mamert en bois sculpté qui retient d'une main ses entrailles, non loin de lui un Rabelais à la tête laurée, des livres rares et, partout, des photos représentant un vieux monsieur à la barbiche blanche, une sorte de M. Folantin, fonctionnaire, « bourgeois modeste et frileux », c'est Joris Karl Huysmans. Une odeur de sacristie, un silence de bibliothèque. Je pense, malgré moi, à Jean de Bonnefon recevant, il y a trente ans, dans son rez-de-chaussée de la rue de Vaugirard, l'un après l'autre, ses pénitents. Au milieu des Christs et des statues dédorées, de candélabres et de livres d'heures, le maître, assis dans une cathèdre, donnait audience. Il portait une veste d'intérieur violette. Il était bagué d'améthyste comme un archevêque et monoclé comme M. Paul Bourget. Mais chez ce chroniqueur de la belle époque, les dieux étaient assoiffés, ici, rue Jacob, on est sérieux. Le culte de Joris Karl, comme disent ses disciples, est celui de la fidélité et après un demi-siècle nous comprenons mieux la portée de l'exemple qu'a suscité dans le monde l'illustre converti.
        M. Pierre Lambert m'a laissé un instant à mes réflexions et à mes émerveillements.
        – Tenez, me dit-il, en me désignant un fauteuil de cuir, c'est là que votre ami Léo Larguier venait s'asseoir, en fin de journée, pour me parler de la tour Saint-Sulpice et du sonneur de cloches Carhaix. En voilà un qui connaissait Huysmans et qui l'aimait ! Il en savait des pages par cœur et me les récitait de sa belle voix romantique. S'étant enquis de mes dernières découvertes, de la lettre inédite, du texte inconnu, des cotes récentes des manuscrits à l'hôtel Drouot, de la vie de la société, il reprenait son bâton, coiffait son haut feutre en ayant bien soin de laisser échapper quelques mèches rebelles et disparaissait au coin de la rue de Furstemberg à la recherche de son rêve.
        – Je sais, moi, où il allait en vous quittant : chez Henri Martineau parler de la Sansévérina, ou chez Marcel Bouteron, à l'Institut, prendre des nouvelles de Mme de Nucingen ou encore chez son ami Martine, aux Beaux-Arts, pour verser, de concert, quelques larmes posthumes sur Emma Bovary. Ses seules amours.
        Que Léo Larguier, ce huguenot des Cévennes, ait pu être trouble par Huysmans ne saurait nous surprendre. J'ai trouvé dans le bulletin de la société quelques lignes de lui qui montrent à quel point l'avait frappé la description de la vie dans la fameuse tour de Saint-Sulpice.
        « ... il y a des soirs naufragés d'hiver, écrivait-il, où je me dis souvent qu'il ferait bon, dans un logis coi de la provinciale rue Férou, à deux pas de Saint-Sulpice, d'être, défrayé de tout ce qui encombre la vie, un monsieur prêtre, plus amateur de littérature que de théologie, dorloté par une gouvernante tyrannique, érudit, gastronome, bibliophile et lisant au coin du feu Barbey d'Aurevilly et Huysmans dans leurs bonnes éditions... »

        Mais je ne suis pas venu « chez Durtal » pour rêver, sinon pour prendre, moi aussi, des nouvelles de la a Société Joris Karl Huysmans qui se prépare à fêter le cinquantième anniversaire de l'auteur de La Cathédrale. Je sais, bien sûr, qu'elle date de 1927 mais que, dès 1919, il existait un « Huysmans-Club assez mystérieux et plutôt initiatique. Je connais les noms de ces huysmansiens des débuts, Lucien Descaves, Paul Bourget, l'abbé Bremond, Forain, le chanoine Mugnier, André Thérive, Valette, et d'autres qui surent attirer à eux tant et tant de personnalités diverses, unies dans la même pensée.
        – Aujourd'hui, me dit M. Pierre Lambert, nous comptons trois cent cinquante membres, nous avons publié trente-trois bulletins et nous restons en contact permanent. Venez jeudi prochain à notre réunion mensuelle rue Christine, un quartier que Huysmans a peu quitté. Nous nous réunissons dans une salle de la « Reine Christine », sur l'emplacement d'une ancienne chapelle antoiniste.
        Le jeune homme nous a quittés depuis un instant, mais nous n'allons pas rester longtemps seuls. Voici une visite. C'est un « fidèle » à la recherche d'un livre rare, mais on sent qu'il a, aussi, quelque chose d'important à dire.
        – Un ami belge, murmure-t-il d'une voix émue, m'assure que le Chapitre de Bruges va se décider à parler.
        – N'y comptez pas trop, lui répond M. Pierre Lambert.
        La glace est rompue. Ainsi j'apprends que le chanoine Docre a vraiment existé sous le nom du chanoine van Haecke, prêtre satanique sur lequel un dossier accablant existe dans la ville des Memling et du Saint Sang. Les chanoines de Bruges, eux, connaissent la vérité. Il parait qu'ils vont enfin parler.
        Plein d'illusions, le fidèle est parti. Nous voici seuls. Pierre Lambert me parle de sa collection d'autographes qui se monte à plus de quatre cents lettres, des éditions rares qu'il possède. Il avait dix-huit ans quand il a découvert Là-Bas. Depuis il a vécu sans cesse avec Huysmans par la pensée. Mais comment s'est-il procuré ce titre de bachelier de Joris Karl, sa blague à tabac japonaise, celle même qu'on voit dans les mains de des Hermies ? Le dieu seul de la brocante le sait.
        Dans l'arrière-boutique, sur un rayon profond, au milieu des livres, M. Pierre Lambert me conduit devant un large coffret carré, habillé de drap rouge avec une porte ornée de cours en bois sculpté : c'est le tabernacle de Julie Thibault, la servante de Huysmans, et qui se trouvait dans sa chambre de bonne de la rue de Sèvres.
        Initiée du rituel des sacrifices du Carmel Eliaque, cette Julie Thibault se disait voyante et Huysmans s'en méfiait. Il savait fort bien que, là-haut, elle célébrait un culte et consacrait sous les trois espèces du pain, du vin rouge et de la lumière. Il laissait faire.
        M. Pierre Lambert, doucement, a ouvert la porte du tabernacle ; j'aperçois, suspendus au fond, hors de portée de la main, quelques médaillons de verre contenant des hosties. Je recule instinctivement, un peu gêné.
        – Rassurez-vous, me dit M. Pierre Lambert, elles ne sont pas consacrées, c'est l'avis des prêtres qui sont venus ici.
        Je voudrais être ailleurs. J'apprends alors que Julie Thibault n'est autre que la Céleste Bavoil de l'Oblat et de la Cathédrale. Je respire mieux, la littérature l'emporte...
        – A jeudi !
        – A jeudi, Durtal, pardon ! Monsieur Lambert.

    *
    *   *

        Maître Maurice Garçon, l'avocat du diable, a chaussé ses larges lunettes. Cet homme jeune encore que l'on a accoutumé de voir plutôt sourire dans la vie, occupe, avec le sérieux d'un chanoine capitulaire, la présidence des amis de J. K. Huysmans dans ce qui fut la chapelle antoiniste. Nous sommes rue Christine, à l'enseigne de la « Reine Christine », où la maîtresse de céans, la bonne Mme Deudon, la cuisinière au grand cœur chantée par Léon Daudet, donne chaque mois asile aux huysmansiens plus avides de nourritures spirituelles que des siennes. Peu importe puisqu'en ces lieux le parfum des sauces l'emporte tout de même sur celui de l'encens.
        C'est donc Maitre Maurice Garçon qui a succédé à Lucien Descaves et apporte à la vie de la Société J. K. Huysmans ce dynamisme qui a marqué sa carrière d'avocat. Faut-il, lui aussi, qu'il l'aime ce Joris Karl Huysmans pour lui consacrer un temps précieux ! Il y a là, dans la salle de la « Reine Christine », autour des petites tables du restaurant, une soixantaine de personnes de tous âges et de toutes conditions. Les grands ténors, ceux dont les noms sont inséparables de toute idée de comité de patronage, ne sont pas là. A part les membres du bureau, je ne mets aucun nom sur ces visages. Il y a des femmes, des hommes, des jeunes gens qui viennent entendre parler et parler eux-mêmes de celui qu'ils appellent familièrement Joris Karl tout en buvant une orangeade. Le secrétaire lit le compte rendu de la dernière séance et la parole, ce jour-là, est donnée à un jeune étudiant pour une communication. Je tombe bien, le sujet est amusant et imprévu pour moi : les relations entre Huysmans et Jean Lorrain. On apprend tous les jours quelque chose de nouveau. On apprend surtout que l'auteur frivole de Monsieur de Phocas, si oublié ! n'était peut-être point si fol qu'il le paraissait au café Napolitain, et que sous des dehors criants il cachait une âme inquiète. Ses lettres à Huysmans, dont on nous lit des extraits, sont empreintes de sincérité et l'amitié que l'auteur de l'Oblat lui rendait ne saurait être suspecte de complaisance.

    Oui, on en apprend des choses, rue Christine ! Figurez-vous que pendant l'occupation (c'est un « sociétaire » qui parle), un bibliophile niçois est perquisitionné par la Gestapo, qui découvre toute l'ouvre de J. K. Huysmans à la place d'honneur. Huysmans ! Le policier fait la grimace, voilà un nom qui ne sent pas son pur aryen. Soudain, sur un rayon voisin, son attention est attiré par une belle reliure sur laquelle il lit La Jérusalem délivrée. Plus de doute cette fois : la bibliothèque entière est confisquée.
        Revenons aux choses sérieuses. On parle maintenant de M. Folantin, l'un des nombreux hypostases, au dire de M. F.-E. Fabre, de Joris Karl « romancier de soi-même »...
        Sait-on combien Là-Bas, paru en feuilleton à l'Echo de Paris, fut payé à Huysmans ? Cinquante centimes la ligne, avait dit M. Gérard Bauer, quarante rectifie M. Pierre Lambert... C'est Jules Destrée qui avait fait connaître à Huysmans les Chants de Maldoror. Il les avait aimés, mais il ne put s'empêcher d'écrire : « Que diable pouvait faire dans la vie l'homme qui a écrit d'aussi terribles rêves ? »... On parle aussi d'Edmond de Goncourt pour lequel Huysmans professait une grande admiration. On a retrouvé de belles lettres à ce sujet. Histoire, petite histoire, tout est bon aux fidèles d'Huysmans qui veulent toujours en savoir davantage sur leur idole. Et cette chasse à l'anecdote, au document se trouve résumée dans les trente-trois bulletins que j'ai parcourus « Chez Durtal » et qui nous conduisent de la rue de Sèvres à la rue Saint-Placide en passant par Ligugé, du naturalisme à la mystique catholique, de la critique d'art au symbolisme archéologique jusqu'à l'occultisme...
        Je suis frappé du côté sérieux de ces huysmansiens réunis à « La Reine Christine ». Là, La Cathédrale l'emporte nettement sur la messe noire et chacun de ces fidèles se préoccupe plus de la prochaine cérémonie anniversaire que des excentricités de Julie Thibault. Ici on ne connait que Céleste Bavoil. C'est à peine si j'ai entendu prononcer le nom de Des Esseintes et personne ne m'a proposé d'aller au « Britannia » diner d'une tranche de roastbeef et d'une pinte de stout. Mais chacun s'est quitté en se donnant rendez-vous à la messe en cette chère église Saint-Séverin, où, comme disait Huysmans, « l'âme des voûtes existe ».

                                                                              SIMON ARBELLOT.


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