• Un Dieu vient de mourir... (Le Monde illustré, 13 juillet 1912, N°2885)

     Un Dieu vient de mourir... (Le Monde illustré, 13 juillet 1912, N°2885)

    Un Dieu vient de mourir…

    par ANDRÉ ARNYVELDE

        Un dieu... Vous vous méfiez... L'auguste monosyllabe, de nos jours, est la plupart du temps une façon de parler, une sorte de qualificatif exaltatoire qu'on n'hésite point, quand on a usé tous les adjectifs, à employer pour être sûr qu'on se fera bien comprendre. Tel poète, tel comédien, tel danseur est facilement un dieu... mon dieu ! nous entendons cela tous les jours, dans la conversation courante. On sait bien, on sait généralement qu'au fond il n'y a plus de dieu ; ou tout au moins, s'il y en a, que c'en est un, toujours le même, qui courait déjà dans les versets de la Bible, il y a des cent mille ans.
        Et cependant l'on vous dit ici qu'un dieu vient de mourir, et l'on prétend n'être ni symbolique ni exaltatoire à la dernière puissance. Ce dieu-là était bien, paraît-il un dieu, puisqu'il avait des fervents, des sacerdotes et surtout des temples. Enfin il s'agit du Père Antoine, Antoine-le-Généreux, plus connu sous le nom d'Antoine-le-Guérisseur, mort ces temps-ci dans sa ville sacrée de Jemmepe, en Belgique.
        IL avait d'abord été mineur, puis, illuminé, IL répandit, avec un évangile, des guérisons et des miracles. Des foules vinrent à LUI qui s'en retournèrent, illuminées à leur tour, et conquises à SA foi. Depuis quelques années nul ne pouvait se vanter de l'avoir vu. Il vivait enfermé, servi par deux ou trois fidèles élus, entouré de mystère et de sainte majesté. Mais les miracles se faisaient comme avant. Ecoutez donc. Il y a un peu partout dans le monde des succursales du Culte Antoiniste de Jemmepe. Il me fut donné d'assister à la célébration de ce culte, à Paris, un dimanche dans une maison de la rue Saint-Denis. Rien à la façade de la maison n'indiquait ce qui se passait dedans. La porte cochère franchie, je me trouvai dans une vaste cour où des groupes parlaient bas, gravement. Je gagnai un petit escalier qu'on m'indiqua ; je commençai à le monter, mais bientôt je fus immobilisé derrière une foule qui se pressait sur les marches. Enfin, parvenant à me faufiler, degré à degré, avec beaucoup de peine, entre la rampe ou le mur et les gens qui faisaient la queue, serrés les uns contre les autres, j'atteignis le troisième étage.
        Là, force me fut d'abdiquer tout espoir d'avancer plus ; j'attendis bien sagement sur le palier une éclaircie dans le public compact qui encombrait la première pièce de l'appartement, et qu'on voyait par la porte laissée grande ouverte. J'entendais la voix d'un homme qui lisait des versets comme d'Evangile, dans un immense silence de l'assistance dense.
        Cette lecture m'arrivant trop confusément pour que je pusse prêter attention à ce qu'elle disait, je commençai bientôt à bavarder avec un de mes voisins de palier. Et ce voisin me raconta, quand je l'eus un peu questionné, qu'il était patron coiffeur, établi à Paris ; qu'il avait un enfant, lequel s'était d'abord très mal porté, tuberculeux, presque condamné ; que sur les conseils de personnes qu'il fréquentait et qui étaient Antoinistes, il avait écrit au Père, lisez à Antoine-le-Guérisseur... Et qu'à partir du jour où il pensait que sa lettre était arrivée à destination, son enfant commença visiblement à se mieux porter... Et que maintenant cet enfant était un enfant non seulement tout à fait guéri, sauvé, mais ardent à vivre, joufflu, et faisant l'admiration de tous ceux qui le voyaient, par sa mine, sa santé et sa robustesse.
        Voilà. — Mon interlocuteur avait l'air d'un bon homme, comme vous et moi, aux yeux tranquilles, et point égarés du tout. — « Et tous ceux qui sont ici vous raconteront des miracles pareils, achevait mon patron coiffeur. Personne ne voit le Père. Le Père ne répond jamais aux lettres. On jette sa prière à la poste, et il n'y a plus qu'à attendre. Il n'est pas d'exemple qu'une prière soit demeurée inefficace... »
        Cependant, le lecteur d'Évangile s'était tu. Les assistants commencèrent à se disperser. Ils avaient, en sortant, le visage recueilli comme celui des Chrétiens qui viennent de communier. J'entrai dans la petite pièce. J'abordai le lecteur de tout à l'heure, grand prêtre de cette section du culte Antoiniste. Il répondit très simplement à toutes les questions que je lui posai, et ses yeux brillaient d'une ferveur tranquille. J'étais un peu agacé. Tous les gens qui étaient là et qui nous regardaient ou nous écoutaient avaient de bonnes têtes ordinaires, et, sapristi ! point mystiques pour deux sous. Et cependant ils disaient : Le Père... Le Père... Notre Père... ma parole ! comme si c'était sérieux !
        On me remit des brochures cultuelles, et je les lus dès que je fus rentré chez moi. Je dois avouer que je ne fus pas convaincu. Au demeurant voici quelques principes de l'Evangile Antoiniste, que je vous extrais littéralement de L'UNITIF, bulletin mensuel de l'Antoinisme :

    DIX PRINCIPES RÉVÉLÉS
    en prose
    par
    Antoine le GÉNÉREUX :
    DIEU PARLE :
    PREMIER PRINCIPE
    Si vous m'aimez
    Vous ne l'enseignerez à personne
    Puisque vous savez que je ne réside
    Qu'au sein de l'homme.
    Vous ne pouvez témoigner qu'il n'existe
    Une suprême bonté
    Alors que du prochain vous m'isolez...

    ……………………………………………………………….
    SIXIÈME PRINCIPE
    Quand vous voudrez connaître la cause
    De vos souffrances
    Que vous endurez toujours avec raison,
    Vous la trouverez en l'incompatibilité de
    L'intelligence avec la conscience...

    ……………………………………………………………….
    DIXIÈME PRINCIPE
    Ne pensez pas faire toujours un bien
    Lorsqu'à un frère vous portez assistance :
    Vous pourriez faire le contraire,
    Entraver son progrès.
    Sachez qu'une grande épreuve
    Sera votre récompense,
    Si vous l'humiliez, en lui imposant le respect,
    Quand vous voudrez agir,
    Ne vous appuyez jamais sur la croyance,
    Car elle pourrait vous égarer ;
    Rapportez-vous seulement à votre conscience
    Qui doit vous diriger et ne peut se tromper.

    ……………………………………………………………….
    *
    *  *

        Voici encore un fragment d'une espèce de profession de foi, rédigée par le Père :

        « Étant allé à l'étranger, en Allemagne et en Russie, comme ouvrier métallurgiste, j'avais pu, malgré la maladie d'estomac dont j'étais affligé, économiser un petit pécule qui me permettait de vivre sans travailler. Je compris que je me devais à mes semblables, c'est alors que je ressentis la foi qui m'affranchit de toute crainte au sujet de l'âme, j'étais convaincu que la mort est la vie, le bonheur que j'en éprouvais ne me laissait plus dormir, je m'inspirais ainsi le devoir de me dévouer toujours davantage envers ceux qui souffrent moralement et physiquement et je continue la tâche car leur nombre augmente sans cesse. Je leur raisonnais l'épreuve, sa cause et son efficacité. Sans la foi qui me soutenait, j'aurais été bien souvent embarrassé et tracassé devant la foule de malades qui, nuit et jour, pendant plus de vingt-deux ans, sont venus me demander assistance. Mais ma longue expérience me fit reconnaître que les plaies du corps ne sont que la conséquence des plaies de l'âme. C'est à celle-ci que j'ai donc appliqué le remède ; je n'ai jamais cessé de la raisonner aux malheureux qui se trouvent dans la même situation que celle que j'ai pu traverser et qui se désespèrent... »

        Comme on s'en peut apercevoir, Bossuet écrivait mieux que le Père Antoine...
        Nonobstant, ainsi que le racontait naguère dans un article paru à cette place même, M. Riccioto Canudo, cent soixante mille Belges présentaient en 1910 à la Chambre des Représentants et au Roi une pétition, demandant de « reconnaître comme officiel, le culte nouveau institué par leur Messie : Antoine-le-Guérisseur. »

    *
    *  *

        Cet homme-là, donc, ce Dieu, dont le culte a su, de la Belgique gagner la France et Paris, le Père Antoine, vient de mourir, et ce n'est point, comme on pourrait le croire sa disparition qui diminuera son Eglise. Bien au contraire. Déjà, nous raconta l'autre jour l'Intransigeant, un avis a été affiché sur les murs de son temple :

                 « Frères,
        « Le Conseil d'administration du culte Antoiniste porte à votre connaissance que le Père vient de se désincarner... Avant de quitter son corps il a tenu à revoir une dernière fois ses adeptes pour leur dire que la Mère le remplacera dans sa mission... Mère montera à la tribune pour les opérations générales les quatre premiers jours de la semaine à dix heures. »
        Peut-on concevoir ce que sera devenu l'Antoinisme dans un siècle, si Mère le sait convenablement entretenir ! Ah ! la folle époque que la nôtre. Naturellement, je ne vous invite point ici à croire à la divinité du Père Antoine. Je fais office d'honnête raconteur, sans plus. Mais vous conviendrez qu'il y a lieu de considérer avec quelque attention le fait que deux ou trois cent mille Européens modernes peuvent s'agenouiller dans un temple et élever le meilleur de leur âme vers un « Notre Père » qui n'est pas le bon Dieu de toute éternité.
        Nous vivons dans une époque sans foi... et cependant il semble bien qu'aucun temps n'ait été plus enclin à adorer que ce temps-ci. Adorer, adorer n'importe qui, n'importe quoi... Ce fut la Raison, la Science, ce fut l'Humanité, l'Individu, ce fut la Cité future... Il nous souvient très bien qu'il y a un an, Mme Annie Besant, théosophe et bouddhiste, étant venue à Paris faire une conférence, philosophique et religieuse dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, fut écoutée religieusement par plus de cinq mille assistants... Adorer, adorer... Ces tout derniers jours, nous adorâmes Nijnski... Qui ou quoi sera-ce, l'hiver qui vient ?... Allons, allons, les dieux, préparez-vous. Vous avez tout l'été pour vous préparer. Il y a une place à prendre, à la « saison » prochaine...

                                                                                    André ARNYVELDE.

    Le Monde illustré, 13 juillet 1912 (N°2885)


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