• Un guérisseur (Le progrès médical, 1912, p.349)

    Un guérisseur (Le progrès médical, 1912, p.349)

    BULLETIN DU PROGRÈS MÉDICAL

    Un guérisseur.

        Un singulier personnage vient de mourir. On l'appelait Antoine le guérisseur ou encore Antoine le généreux. Ancien ouvrier lamineur, dénué de culture, mais doué d'une extraordinaire puissance psychique, il prétendait posséder le pouvoir de soulager ses semblables ; il les délivrait de leurs maux physiques et leur restituait le bien-être. D'innombrables témoignages attestent les cures qu'il opérait ainsi, sans remède, par la seule vertu de sa présence et de sa volonté. Chaque jour des centaines de malades accouraient vers lui : les aveugles voyaient, les paralytiques marchaient. « C'est la foi qui opère », disait-il, sérieusement ou ironiquement, je ne sais ; se souvenant de son métier d'autrefois il ajoutait : « Le feu de la forge rend le fer malléable, et alors l'homme en fait ce qu'il désire. Notre âme est un peu ainsi ». Les syndicats médicaux lui intentèrent un procès pour exercice illégal de la médecine. Bien entendu, les tribunaux l'acquittèrent sous prétexte qu'il ne tirait aucun salaire de ses soins. Alors il fonda une sorte de religion « l'Antoinisme » dont les adeptes se répandirent dans toutes les parties de l'univers.
        Un admirateur passionné consacra 100.000 francs à lui bâtir un temple à Jemmapes. Une pétition couverte de 130.000 signatures et adressée au gouvernement belge demanda que « l'Antoinisme » fût officiellement reconnu. Le nouveau culte recruta un peu partout ses fidèles ; des groupes se formèrent à Paris, à Tours, à Vichy, à Lyon, à Nice, à Grenoble.
        Antoine avait fondé des organes qui propageaient sa doctrine. L'Unitif portait partout la bonne parole. « Vous ne pouvez faire de la morale à personne, y disait-il ; ce serait prouver que nous ne faites pas bien, car elle ne s'enseigne pas par la parole, mais par l'exemple... Tachez de vous persuader que la moindre souffrance est due à votre intelligence qui veut toujours plus posséder : elle se fait un piédestal de la clémence, en prétendant que tout lui soit subordonné ». Ce langage, de par son obscurité même, séduisait et attirait les cœurs simples.
        Le cas n'est pas nouveau. De tout temps il a existé des guérisseurs de l'espèce d'Antoine. Il y en avait aux Indes, en Grèce, à Rome, chez les Gaulois, plus tard au moyen-âge, dans les villes et dans les campagnes où ils se livraient à leurs pratiques suspectes. Parfois on les tolérait ; souvent convaincus de sorcellerie, condamnés par l'Eglise, ils périssaient de la main du bourreau. Mais ces persécutions ne les décourageaient pas. Ils renaissaient de leurs cendres. Leur race est indestructible. Elle résiste aux progrès de la science, à l'évolution des meurs, au développement de l'esprit d'analyse et d'examen. Hier, Antoine avait des émules en la personne du célèbre zouave Jacob, qui jouit, pendant un demi-siècle, d'une réputation mondiale ; en la personne du non moins fameux Philippe, que le tsar manda à St-Pétersbourg afin de le consulter sur la santé de l'impératrice et qui revint chargé de présents et d'honneurs. La liste pourrait s'allonger indéfiniment. Plus que jamais aujourd'hui, les voyants, les apôtres de l'occultisme, pullulent. Balzac annonce quelque part que le début du vingtième siècle doit être marqué par une recrudescence de la magie. Sa prédiction s'accomplit. La France compte aujourd'hui plus de dix mille devins et devineresses répartis dans les différents quartiers les plus aristocratiques, les plus populeux, tout le monde veut faire lire son avenir dans le blanc d'œuf ou dans le marc de café. Tout le monde croit au don spécial qui, déjà du temps de Tiresias, se nommait la double vue. Faut-il en conclure avec Renan que seule la bêtise humaine peut nous donner une idée de l'infini ? Ce serait peut-être la réflexion de circonstance, mais elle serait pour le moins parfaitement inutile.             Paul MAURY.

    Le progrès médical, 1912, p.349


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