• Un Messie devant la Cour d'Appel de Bruxelles (Le XXe siècle, 22 avril 1917)

    Un Messie devant la Cour d'Appel de Bruxelles (Le XXe siècle, 22 avril 1917)SPECTACLE DE SEMAINE SAINTE

    UN MESSIE
    devant la Cour d'Appel de Bruxelles

        Fidèle à la tradition — qui veut pour la fin du Carême des spectacles graves et des concerts spirituels, — la Cour d'appel de Bruxelles a commencé, le lundi saint, l'examen de l'affaire du Père Dor, dit le « Christ de Roux. » Nous en résumons, d'après les journaux bruxellois, le très authentique compte rendu.
        Le Père Dor est l'élève et le neveu du Père Antoine, dont Jemeppe-sur-Meuse devint le Sinaï ; c'est là que, du haut du terril, fut promulgué la loi de l'« Arbre de la Conscience » ; c'est là que, aux grands jours de l'Antoinisme, pèlerinaient des théories d'adeptes, les hommes en longue redingote et funèbre haut-de-forme, les femmes en voile de veuve.
        Le P. Dor est l'Elysée du cet Elie ; mais il ne fait pas à feu son oncle, et à sa tante qui continue « les affaires », une concurrence déloyale. Il s'est établi à Roux, dans le Borinage, et s'est voué « au bien » de ses semblables.

    LE MESSIE

        Le Père Dor est de haute taille, abondamment barbu et chevelu ; des fils d'argent se mêlent à sa noire crinières. II est prosaïquement vêtu d'une redingote et d'un pardessus, coiffé d'un feutre à larges bords. Sa femme l'accompagne, petite et toute de noir vêtue. Le couple prédestiné s'installe au banc des avocats et, fort de l'autorisation des défenseurs persiste à s'y prélasser. Le banc des accusés reste vide.
        Le Père Dor appelle d'un jugement prononcé contre lui à Charleroi le 17 décembre dernier. Le tribunal correctionnel l'a condamné à 100 florins d'amende pour exercice illégal de l'art de guérir ; à 200 francs d'amende, à 8 mois et 400 francs, à onze peines de huit jours, à un mois et 25 francs d'amende pour divers faits d'escroquerie. Il le condamnait en outre à 500 francs de dommages et intérêts en faveur de la Société de Médecins de Charleroi, et 17.000 francs en faveur de Mme Delisée, naguère fidèle à toute épreuve, aujourd'hui principale plaignante.

    LE « TEMPLE DE LA MORALE »

        Ainsi s'appelait le lieu où le Père Dor rendait ses oracles ; le temple de Roux avait, à Uccle, une succursale achalandée. L'enseignement du Messie borain n'avait, cependant, rien de bien original. Dans les dossiers de l'enquête, dans les déclarations de l'accusé ou des témoins, il est question, en termes vagues, d'Amour et de Justice, quelques témoins du beau sexe affirment qu'en ce qui les concerne, le P. Dor écrivait « amour » sans majuscule. Hâtons-nous d'ajouter que, sur ces faits, l'enquête n'a rien apporté de probant
        L'« Ecole de la Morale » prêchait surtout la foi au P. Dor. Pour guérir les malades qui recouraient à ses lumières, le « Messie » se contentait d'habitude de passes magnétiques, de regards lourds d'effluves. Plus prosaïquement, il lui arriva d'enlever à des hernieux leur bandage — non leur hernie, — de proscrire le lait du régime de petits enfants ; il alla jusqu'à prescrire du Thé Chambard, des lavements salés, des potions sucrées. Ce sont ces ordonnances que l'accusation considère comme exercice illégal de la médecine. Ces clystères et ces juleps nous semblent, d'ailleurs, n'avoir que des rapports assez éloignés avec la Justice, l'Amour et le « Temple de la Morale ».

    OU IL EST QUESTION DE TRONCS,
    D'ASSIETTES, DE BOUTONS
                ET DE LITTERATURE

        Le P. Dor ne réclamait, de ses adeptes, aucune rétribution. Dans la candeur de ses débuts, il s'était contenté d'appendre, aux colonnes du Temple, des troncs humblement solliciteurs. Aux gros sous des fidèles, des sceptiques — ou des malades que le Messie n'avait pas soulagés — mêlèrent des boutons de culottes. Le P. Dor dépendit les troncs et les remplaça par des assiettes, qu'il couvait d'un œil vigilant. Mais ces offrandes, volontaires n'étaient que la menue monnaie du Temple de la Morale.
       
    Une adepte du « Messie » versa, pour ses œuvres, une somme de cent francs, qui lui a d'ailleurs été restituée. Une autre fut guérie d'un asthme rebelle par le Père Dor, lequel se contenta pourtant de travailler à son perfectionnement moral. (De là à faire passer tous les asthmatiques pour des gens qui ont un fichu caractère, il n'y a qu'un pas.)
        Revenons à nos moutons, à ceux plutôt que tondit le P. Dor. L'asthmatique guérie forma une société, ouvrit une souscription pour, propager les œuvres du « Père ». Cette brochure au titre prometteur, l'Ere nouvelle, serait d'ailleurs une assez maladroite compilation, un « horrible mélange » où maint auteur aurait, avec peine, reconnu son bien.
        Mais tels adeptes — peut-être le P. Dor leur avait-il prodigué son fluide, son amour et sa justice — tels adeptes ne s'en tirèrent à si bon compte.

    PAQUET, CHAUFFAGE CENTRAL ET TESTAMENT

        Mme Delisée, qui plaide aujourd'hui contre le Messie, fut de ses plus fidèles croyantes. « O mon cher petit père, s'écriait-elle, comme je vous aime ! Si jamais il me mettait hors de chez lui, je crois que j'en mourrais ! »
        L'infaillible presciences du P. Dor prévit-elle ce décès ? Toujours est-il que Mme Delisée dota le « Temple de la Morale » d'un parquet neuf et du chauffage central. Elle acheta un lot considérable de brochures — dont coût, au total, vingt mille francs environ. Puis, elle rédigea, en faveur du Prophète, un testament en bonne et due forme ; elle habitait une maison qu'elle s'était fait bâtir en style dorique ? à l'ombre du « Temple de la Morale ».
        Hélas ! les yeux de Mme Delisée s'ouvrirent un beau jour, à des clartés qui n'étaient plus celles de la foi au Messie de Roux. Elle vit, elle sut, elle ne crut plus, elle était désabusée. Elle réclame aujourd'hui au P. Dor le remboursement de ses avances, le coût du parquet neuf et du chauffage central ; Le testament, elle l'a déchiré sur l'ordre exprès du Père, éclairé par la descente d'un Parquet, où les soins diligents de Mme Delisée n'avaient, cette fois, rien à voir.

    COUP DE THEATRE

         M. le conseiller Smits a terminé la lecture d'un interminable rapport ; des adeptes ont témoigné d'une foi inébranlée ; certains avocats ont fait, devant le tribunal, les gestes rituels, les passes, magnétiques que le P. Dor employait pour guérir ses malades ; M. Eeckman qui préside assisté des conseillers Dassesse et Smits, interroge l'accusé. Le Messie secoue sa longue chevelure, caresse sa barbe et répond, avec un savoureux accent « borègne ».
        Il n'a pas exercé l'art de guérir. Il est remonté à la cause morale des maux qui nous accablent, supprimant ainsi la source des maladies. Il n'a donné que des conseils ; ceux qui les suivirent s'en trouvèrent bien. Il a prêché l'énergie, la confiance ; ceux qui eurent la foi s'en retournèrent guéris. On l'appelait le Christ ? Pouvait-il empêcher cela ? II laissait faire ; et d'ailleurs...
        Le P. Dor se recueille ; il monte les degrés qui le séparent de la Cour, il étend la main : « Et d'ailleurs, je suis le Christ ; oui, je le suis, non pas le faux, mais le vrai ! »
        L'auditoire frémit ; mais le plafond ne s'effondre pas sur la tête du tribunal ; les murs demeurent impassibles. Le président ne s'émeut pas. Il prend acte de l'affirmation et termine l'interrogatoire. La parole est aux avocats des parties civiles.
        Plaidant pour la Société des Médecins de l'arrondissement de Charleroi, Me Gérard, dit que Dor, simple ouvrier ajusteur, ignorant et illettré, a représenté les médecins comme mus uniquement par l'esprit de lucre. Dans plusieurs cas, ses, prescriptions ont été nuisibles aux malades qui s'adressaient à lui. Sous prétexte de fluide, d'hygiène et de conseils moraux, il a porté préjudice à des médecins honorables ; plus que du dommage matériel, c'est du dommage moral que la Société de Médecine demande réparation.
        Me Bonnehill défend les intérêts de Mme Delisée. Il représenta le P. Dor comme un être cupide, comme un imposteur. Il qualifie l'enseignement de la Morale, de la Justice et de l'Amour de « sinistre et ridicule comédie ». Tout naturellement, il évoque le souvenir de Molière, qui prit parfois son bien dans les œuvres des autres. Car Me Bonnehill n'épargne même pas la littérature du P. Dor. Il fait, de ses œuvres prophétiques, des plagiats non seulement impudents, mais, malhabiles.

    *
    *  *

        L'affaire en est là ; le tribunal s'est ajourné. Le « Christ de Houx » a été invité à revenir devant la Cour d'appel, après les fêtes de Pâques. Nous conterons en son temps, la suite de ses aventures.
                                                     Julien FLAMENT

    Le XXe siècle, 22 avril 1917


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