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Victor Serge - Charlatans et Croyants (l'anarchie, 26 janvier 1911)
Charlatans et Croyants
On traque les « avorteurs ». On poursuit les néo-malthusiens. On traque les anarchistes. Cela veut dire :
– Délivrez une femme d'un enfant qui la fera souffrir et ne connaîtra lui-même que souffrances ; supprimez cet être, alors qu'il n'a encore ni sensibilité, ni conscience, alors qu'il n'est encore qu'un amas de chair vive. Si vous faites cela, vous serez, au nom de la Morale, honni et vilipendé ; au nom de la Loi, emprisonné.
– Enseignez aux hommes à goûter le plaisir d'amour sans risque de produire des avortons ou des malheureux : vous serez injurié de par la Morale, condamné de par la Loi...
– Apportez un peu plus de lumière dans les ténèbres où errent les gueux et les princes ; montrez à ceux que vous rencontrez sur votre route que l'on peut penser et vivre autrement que selon les crédos et les rites des foules : vous serez le hors-la-loi, l'immoral, le malfaiteur à chasser, à bannir – à tuer...
Mais soyez le vendeur de drogues funambulesques, le prophète annonciateur de temps merveilleux, le charlatan colporteur d'illusions-mensonges, l'illuminé apôtre d'obscurantisme – et vous serez le bienvenu. Parmi l'innombrable cohue des pauvres gens falots, bien pensants, bien agissants, citoyens honnêtes et laborieux, ceux-là seulement sont reçus à bras ouverts. On n'a pas cessé d'attendre le Messie ; et quoiqu'il en soit venu par centaines de vrais et de faux, quoiqu'ils aient tous été aussi décevants, les foules de ce XXe siècle de silence attendent encore le Messie.
Les plèbes n'ont point changé. Telles qu'elles étaient aux temps où les images saintes rutilaient à la lueur des bûchers inquisitoriaux, telles elles sont restées à ce jour.
C'est à peine si le langage des prêtres s'est modifié. Ils ne parlaient autrefois que de paradis ; il en est aujourd'hui qui parlent de cité future... Et comme jadis, l'on croit au miracle, on espère la venue du Sauveur, on adore le charlatan qui répète : « Il viendra » et l'imposteur qui surgit après lui, assez convaincu de la sottise générale pour oser dire : « Je suis l'Attendu »...*
* *Je n'exagère pas.
Il se passe, à peu de distance de nous, un phénomène bien décevant pour les naïfs habitués à parler des « masses éclairées » parmi lesquelles la « Libre pensée » fait des progrès considérables...
Et si nous n'étions depuis longtemps fixés sur la valeur psychologique du peuple paysan et ouvrier, ce fait nous suggérerait quelques réflexions pessimistes...
Ah, venez me dire que presque tout le monde sait lire dans nos pays occidentaux, naïfs qui parlez de Progrès par-ci, de Progrès par-là ! Vous nous la baillez belle avec votre instruction – obligatoire ! – fût-elle laïque... Vous nous la baillez belle, rêveurs et farceurs qui allez contant que ces foules imbéciles bâtiront la Cité idéale, rationnelle, harmonique !
Voyez.
A quelques kilomètres de la frontière française, dans un pays qui ne diffère de la France que par son nom, en Wallonie belge, un charlatan est venu répéter les vieilles rengaines d'un mysticisme grossier et refaire devant les badauds éblouis les vieux tours des sorciers et des prestidigitateurs.
Il disait, très sérieusement, ses abracadabrantes sornettes. Il faisait, sans rire, des gestes fort ridicules. Il se faisait payer – et bien. Ce toupet devait réussir. Des gens se trouvèrent pour le croire, croire en lui. De jour en jour ils furent plus nombreux. L'homme se mit à faire des miracles. Il guérit des malades, mit en fuite les esprits ; à l'heure présente ses adorateurs sont, dans le nord de la France et le midi de la Belgique, 160 000. Il a des églises, où l'on vient l'adorer ; sa religion porte son nom.
Antoine-le-guérisseur opère dans le pays de Liège. Son temple se trouve à Jemeppe-sur-Meuse. Les quatre premiers jours de la semaine, il reçoit les pèlerins et effectue des miracles... Récemment une pétition portant 160 000 signatures a été adressée par ses fidèles au gouvernement belge, afin d'obtenir que le culte antoiniste soit officiellement reconnu. Il n'y a pas de raison pour qu'elle soit rejetée. Ce farceur n'est pas dangereux à l'Etat, ni à la Société. Au contraire ; la Foi quelle qu'elle soit est le plus ferme appui de toute Autorité. Antoine-le-guérisseur, comme tous les charlatans, comme les prêtres, comme tous ceux qui entretiennent la religiosité ancestrale des hommes, est utile à la société puisqu'il lui faut des membres timides, peureux, ignorants – croyants.
Depuis 8 ans qu'Antoine-le-guérisseur propage sa « doctrine », on s'est bien gardé de l'ennuyer. Je n'oserais même pas affirmer qu'il ne fut point encouragé en haut lieu. En revanche on a interdit en Belgique le transport par la poste des écrits néo-malthusiens ; et le chiffre des anarchistes expulsés du royaume comme individus dangereux est plus gros qu'on ne le suppose. Puisque les penseurs libres sont malfaisants en notre joli monde, on conçoit que logiquement Antoine-le-guérisseur y soit considéré comme le plus utile des citoyens.*
* *Je n'ai pas à parler de la nouvelle religion. Elle n'a rien de particulièrement intéressant. Elle prononce les mots que prononcèrent de tout temps les religieux de toute catégorie. Amour, désintéressement, divinité, foi absolue, miracle – vieux mots que l'on retrouve éternellement dans le vocabulaire des servants de Dieu. Au fond, les religions sont désespérément monotones. Fondées uniformément sur les mêmes causes psychologiques, elles se traduisent invariablement par les mêmes formules.
L'Antoinisme ne peut nous intéresser qu'en tant que manifestation caractéristique de la psychologie des foules modernes. Celles-ci sont religieuses d'esprit, plus que jamais, se leurrant toujours de chimères différemment nommées, prêtes – l'exemple du guérisseur le prouve – à se jeter aux pieds des charlatans et des bonimenteurs.
Sur quoi se fondent les religions ? Sur la peur, la peur de l'inconnu. Sur l'amour du mystère qui se mêle généralement à l'ignorance ; sur l'ignorance qui fait entrevoir partout des mystères bientôt remplacés par des divinités ; sur l'amour du merveilleux, qui est chez tous les enfants et les faibles ; sur l'esprit d'imitation qui crée les troupeaux. Les foules du XXe siècle sont de même que jadis, lâches, ignorantes, faibles, enfantines. Donc enclines à croire : religieuses.
Pour être entendu d'elles, il sied de leur parler en termes qu'elles peuvent comprendre. Notre langage leur est étranger. Que venons-nous leur demander de se libérer, à ces esclaves béats ! Que venons-nous parler de beauté et de liberté à ceux qui ne surent vivre jamais qu'en laideur d'esclavage ! – Mais Antoine-le-guérisseur possède le parler aimé des foules auxquelles il faut des bergers faiseurs de miracles.*
* *Si donc tu veux que l'on te suive et t'adule, et te flatte, sers à la plèbe sa pâture ! Sois le sorcier initiateur de culte, le prédicateur de cataclysmes, fais des miracles, désigne les réformes panacées ou promets la mirifique révolution ! Tu seras entendu.
Mais si tu veux être, non pas un chef, non pas un meneur, mais simplement un Homme ; s'il te paraît que commander est insane autant que se ployer devant un maître ; si ton orgueil est d'être une individualité, ne demande pas à la foule de t'entendre, et n'espère rien d'elle. Compte sur toi, Homme libre, et peut-être sur tes pareils. La foule adore le Guérisseur !LE RÉTIF
l'anarchie. N° 303, Jeudi 26 janvier 1911.
Repris dans Le Rétif, Articles parus dans "l'anarchie" 1909-1912, Éditions Librairie Monnier, Paris, 1989 (Source : archive.org)
Nota bene : Tout anarchiste est forcément contre n’importe quelle forme de religion. Il est dommage que l’auteur (Victor Kibaltchitch, dit Le Rétif, alias Victor Serge) ait pris ici comme exemple celui d’Antoine-le-Guérisseur, car sa conclusion invitant à liberer l’Homme s’applique complètement au but de l’Antoinisme. Autres erreurs, « Il se faisait payer – et bien » et la phrase très généraliste « Antoine-le-guérisseur, comme tous les charlatans, comme les prêtres, comme tous ceux qui entretiennent la religiosité ancestrale des hommes, est utile à la société puisqu'il lui faut des membres timides, peureux, ignorants – croyants. » Le reste est affaire d’appréciation et de point de vue.
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