• VIVIER, LES ARMES DE LA GUERISON (lesoir)

    VIVIER: LES ARMES DE LA GUERISON

    TORDEUR,JEAN

    Jeudi 15 mars 1990

    AUTOUR de 1890, une information court de bouche à oreille dans la banlieue ouvrière du pays de Liège: il y a, à Jemeppe-sur-Meuse, un homme qui s'entretient avec les esprits et qui guérit les maladies. De semaine en semaine, on se presse plus nombreux, le dimanche, devant sa modeste demeure. A tel point que, renonçant à reçevoir les gens un à un, c'est collectivement qu'il s'adresse à eux. Souvent, on repart de chez lui «guéri» et toujours, à tout le moins, «aidé». Ce peuple de très petites gens lui fait d'autant plus confiance qu'il est un des leurs.

    Louis Antoine, c'est son nom, est entré à la mine à douze ans, en 1858, sans que l'on pût penser - question que ne se posait pas alors une population résignée à son sort - qu'il changeât jamais de métier. Or, à quinze ans, usant d'une liberté exceptionnelle dans son milieu, il ose se poser la question décisive: «est-là une vie?». Et il surprend son entourage en devenant ouvrier métallurgiste puis contremaître en Allemagne, d'abord, en Pologne ensuite. Retrouvant son terroir natal à quarante ans, il fait la connaissance d'un menuisier qui l'initie au spiritisme, participe à quelques séances de tables parlantes et fonde son propre cercle de spirites: «Les Vignerons du Seigneur».

    L'épreuve majeure de sa vie, la mort de son jeune et unique fils, le conduit, le mince pécule constitué à l'étranger aidant, à se vouer exclusivement à son nouvel apostolat. Sobre, apaisant, visiblement doué des dons d'écoute et de clairvoyance, de magnétisme aussi, tenant que la santé est pour chacun mais plus encore pour ces malheureux le premier des biens vitaux, sa renommée devient telle que deux procès, en 1901 et en 1907, qui lui sont intentés pour exercice illégal de la médecine, demeurent sans effets ses juges étant eux-mêmes frappés par la vérité qui habite un homme que des centaines de pauvres en sabots et de femmes en châle sont venus assister de leur présence muette au Palais de Justice.

    Abandonnant alors l'interrogation des esprits, Antoine se consacre totalement aux malades et à la prédication d'une morale, «le nouveau spiritualisme» - qui deviendra l'«antoinisme» - où le catholicisme et la prière gardent leur part bien qu'il ait osé se détacher progressivement de l'Eglise institutionnelle. Prêchant chaque dimanche devant des foules, publiant ses simples livres de doctrine, il est appelé par ses fidèles «le Généreux», «le Guérisseur», et bientôt, tout simplement «le Père».

    On ne peut que s'étonner, déjà, qu'un écrivain prenne le risque majeur de concevoir un roman à partir d'une aventure aussi menacée que celle-ci d'inspirer une oeuvre d'hagiographie. L'étonnement s'accroît considérablement lorsqu'on apprend que cet écrivain est étranger à toute religion constituée, comme l'observe d'emblée, dans un commentaire aussi objectif que sagace, Mme Claudine Gothot-Mersch. Or, l'évidence qui suscite l'adhésion et, au-delà d'elle, l'admiration, est que Robert Vivier, l'auteur de Délivrez-nous du mal semble avoir vécu lui-même, de l'intérieur, l'expérience de Louis Antoine.

    On ne se tromperait guère à le penser. Engagé volontaire à vingt ans, en 1914, Vivier a gardé de la guerre une blessure intérieure qui eût pû le réduire au désespoir. Toute son oeuvre, au contraire - de poète, de romancier, de grand philologue - témoigne d'une volonté exemplaire de reconstruction intime, de généreuse sérénité lentement acquise. Il est sûr que le partage du malheur quotidien avec le peuple misérable des tranchées, qui lui fut si proche aussi dans l'enfance, l'a seul conduit, malgré le mal que secrète le monde, à faire fond sur les ressources infinies de guérison de l'être humain. De là vient, entre tant d'autres que l'on voudrait citer, cette phrase qu'il met dans le bouche d'Antoine, et qui relève d'une confiante pénétration digne des plus grands maîtres de la vie spirituelle: La prière est une chose qui ressemble au travail... Tout travail est une affaire de bon-vouloir, de courage, de patience... Dans celui-ci, il s'agit de n'être plus autre chose que ces paroles... On avance en soi, on descend toujours plus profond... Quelque chose s'ouvre, comme une galerie qu'on suit dans l'obscurité». Déjà, recevant Vivier à l'Académie, en 1949, Marcel Thiry, son ami le plus ancien, voyait juste en discernant en lui «le blessé» et, se portant au secours de celui-ci, «l'infirmier».

    Que fait d'autre Antoine, en vérité, à l'endroit des victimes de la vie qui viennent vers lui - et c'est chacun de nous - sinon les délivrer de leur infirmité originelle, qui est de se réduire à eux-mêmes? Enfin réédité aujourd'hui, un tel livre ne nous fait pas seulement découvrir un de nos très grands écrivains autant qu'une époque et une humanité révolues: seul, ou presque, parmi les tonnes de papier qui célèbrent le mal d'exister ou qui clouent sur la page blanche des mots épars comme des insectes désincarnés, il nous rappelle que l'espérance universelle d'aimer, de demander, de recevoir ne mourra jamais au coeur de l'homme.

    JEAN TORDEUR.

    Robert Vivier: Délivrez-nous du mal - Antoine le guérisseur, préface d'André Sempoux, lecture de Claudine Gothot-Mersch, 378 pp., Edit. Labor, coll. Espace Nord.


    source : http://archives.lesoir.be/vivier-les-armes-de-la-guerison_t-19900315-Z02GFP.html


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