• Antoine le Guérisseur, chronique judiciaire (La Meuse, 16 octobre 1907)(Belgicapress)

    Antoine le Guérisseur, chronique judiciaire (La Meuse, 16 octobre 1907)(Belgicapress)CHRONIQUE JUDICIAIRE
    A LA COUR D'APPEL

        L'intérêt de la journée était ce matin à la Cour (chambre des appels correctionnels), que présidait M. le conseiller Descamps. Le rôle comportait trois affaires.
        Toutes trois offraient en des genres très divers matières à chroniques judiciaires. Du tragique, du mystique, du comique. Le drame et le vaudeville se coudoyaient.
        Toute la vie !

    ANTOINE LE GUERISSEUR

        Le thaumaturge qui a conquis dans notre pays une véritable célébrité, qui reçoit chez lui à Jemeppe chaque jour des centaines de visiteurs, qui enthousiasme ses adeptes, nous allions dire ses fanatiques, disciples et admirateurs appartenant à tous les mondes et à toutes les classes, Antoine le guérisseur, comparaissait devant la Cour sous la prévention d'exercice illégal de l'art de guérir. Le Ministère Public avait interjeté appel du jugement qui l'avait acquitté au mois de juin dernier.
        Antoine était arrivé suivi d'un cortège de plusieurs centaines de personnes. La vaste salle a été envahie en quelques instants par la foule. On eut dit un jour de grands débats d'assises. On s'écrasait littéralement.
        Et dans les couloirs, des groupes très nombreux qui n'avaient pu trouver place, attendaient l'issue des débats.
        M. le conseiller Silvercuys a fait rapport sur cette affaire qui présente des côtés mystérieux et presqu'angoissants.
        Il a rappelé qu'au début du mois de novembre 1906, une véritable épidémie se produisit parmi les enfants à Jemeppe. De nombreux décès eurent lieu. Et une instruction fut ouverte, sur ces faits et spécialement sur la question de savoir si ces enfants n'étaient pas assurés. A cet égard, il est résulté de l'enquête que ces pauvres petits n'étaient pas assurés. Et comme un lamentable refrain, reviennent les tristes paroles des parents : « Nous avons soigné l'enfant le mieux possible. Nous l'aimions infiniment. Nous avons éprouvé de sa mort une grande peine ». Une seule mère ajoute : « Il était si faible, qu'il ne savait pas même prendre le biberon. On nous avait dit qu'il ne vivrait pas. Il est mort subitement dans mes bras. Cela m'a fait de la peine. Et cependant je me suis dit qu'il valait mieux ainsi puisqu'il était destiné à ne pas vivre. »
        L'enquête révéla aussi que plusieurs parents avaient porté leurs enfants chez Antoine. Celui-ci avait ordonné de leur donner de l'eau, du lait et du sucre.
        Un ou deux de ces enfants succombèrent.
        Le Parquet décida de poursuivre à nouveau Antoine qui a déjà été condamné pour exercice illégal de l'art de guérir. Antoine affirme que, depuis cette condamnation, il ne fait plus de passes sur les malades.
        Tous les témoins entendus affirment leur confiance absolue dans Antoine. « Je le considère comme le bon Dieu, dit une femme. Je puis avoir le médecin gratuitement, mais j'irai toujours chez Antoine, si j'avais un autre enfant malade. »
        Tous sont d'accord pour déclarer qu'on ne paie pas Antoine ; qu'au contraire, c'est lui qui fréquemment fait des charités. « Un monsieur a envoyé une longue lettre au tribunal pour dire sa reconnaissance sans bornes envers Antoine, et pour lui apporter son témoignage ému dans les circonstances difficiles. Sa fille a été guérie d'une maladie qui durait depuis plusieurs années et au sujet de laquelle de nombreux médecins avaient été consultés. Antoine a de même guéri la femme et le signataire de cette lettre même.
        Antoine déclare qu'il appose les mains sur le front du malade et qu'un fluide qu'il n'explique pas de conduit à découvrir l'organe qui souffre. Il se recueille un instant et un avertissement secret lui dit s'il peut guérir le patient.
        Il faut, pour aboutir à ce résultat, que le malade ait la foi. Sinon, il l'envoie chez le médecin. Il faut la foi pour comprendre la foi. Il ne reçoit aucun argent. Il n'y a même pas de tronc chez lui. Il a été travailler à l'étranger et ses économies lui permettent de vivre en rentier.
        On a cru qu'il se faisait riche. C'est pour cela surtout qu'il a été poursuivi. Or, il n'en est rien.
        Je n'aurais pas le temps de faire des passes, même si je le voulais, continue-t-il. Car je reçois trop de monde : le matin, le soir et parfois même la nuit.
        Je ne suis pas le guérisseur du corps, mais plutôt le guérisseur de l'âme.
        LE PRESIDENT. Nous n'avons pas à juger vos doctrines philosophiques, mais la question de savoir si ce que vous faites est permis par la loi.
        Un adepte d'Antoine était également mis en prévention. C'est un houilleur appelé Jeanfils. Après avoir fréquenté le guérisseur, dont les conseils ont amené son relèvement moral, il s'est cru aussi appelé à guérir. Et le soir, après sa journée, il reçoit quelques personnes. Jeanfils aurait reconnu, lui, avoir fait des passes.
        M. l'avocat général Meyers a prononcé un très beau réquisitoire. Il a longuement examiné la législation sur l'exercice illégal de l'art de guérir, l'arrêt de la Cour de cassation de 1852 et la loi interprétative de 1853, d'où résulte que le fait que les soins sont gratuits n'empêchent pas l'infraction. Il n'est pas défendu de guérir, mais il est défendu de faire le médecin, de soigner selon une méthode, d'appliquer une méthode pour amener la fin d'une maladie. Celui qui se contente de faire un geste et qui dit : « Vous êtes guéri », ou : « Vous ne serez pas guéri », celui-là n'agit pas comme un médecin.
        Je n'ai pas, dit l'avocat général, la mission de donner mon avis sur ce cas très curieux d'auto-suggestion, par lequel Antoine, persuadé qu'il a le pouvoir de guérir, parvient parfois à agir sur le moral du malade. Si même il guérit, ce n'est pas comme médecin qu'il le fait. Sa foi et celle du malade se rencontrent et guérissent.
        M. Meyers, qui a cité beaucoup de jurisprudence et d'autorités juridiques, conclut qu'à son sens les faits posés par Antoine ne tombent pas sous l'application de la loi.
        Il en est autrement de Jeanfils qui, lui, a reconnu avoir exécuté des passes sur les malades.
        Antoine, interpellé sur le point de savoir s'il n'a rien à ajouter, dit : « On a parlé des enfants qui sont morts. On n'a pas parlé des malades que j'ai guéris. Je pourrais faire entendre comme témoins des paralytiques qui ont été guéris, et des sourds qui entendent. »
        La Cour remet à mardi prochain le prononcé de son arrêt.
        La foule s'écoule, mais il y a tellement de monde que la salle ne se vide pas. On fait alors sortir Antoine et quelques personnes par la porte des témoins, puis par le couloir conduisant au Parquet et de là dans la cour. Mais les adeptes d'Antoine ont été prévenus, et quand il apparaît, c'est une acclamation. On l'entoure, on le presse. Les femmes l'embrassent. On brandit des fleurs, on l'entraîne. Et la foule quitte le Palais en un long cortège, suivant le thaumaturge.

    La Meuse, 16 octobre 1907 (source : Belgicapress)


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