• BONNES FEUILLES - Sans âme (L’Ère nouvelle, 19 janvier 1928)

    BONNES FEUILLES - Sans âme (L’Ère nouvelle, 19 janvier 1928)

    BONNES FEUILLES
    Sans âme

        ... Sans âme, par André Therive (Grasset, éditeur). Est-ce Huysmans, est-ce Tolstoï qu'il faut rappeler à propos de l'histoire de Julien Lepers, de l'ouvrière Lucette, de la danseuses Lydia ? et de tant d'autres personnages inoubliables ?

    III

        Le train avait passé Thieulecques ; avant d'arriver à la station de Saint-Achille, Julien aperçut, fort près de la voie, la sucrerie rouge de M. Drémoncourt, son oncle. Les bâtiments, la haute cheminée, la villa, tout flambait neuf, au milieu des champs pâles et sur un fond de bois dépouillés. Tout cela avait été dévasté par la guerre, reconstruit magnifiquement sur les toits éclatants, un jeu de tuiles faisait lire le nom de Ghislain Drémoncourt beaucoup plus fièrement qu'un drapeau.
        Le maître de ces lieux vint chercher son neveu à la gare. Il avait notablement vieilli depuis un an ; enflé, tassé, les yeux sanglants, mais la parole gaillarde. Sous des dehors si grossiers, c'était un esprit vif et curieux. Ancien pharmacien à Saint-Omer, où la société bien pensante lui rendit autrefois la vie intenable, on le disait prospère dans l'industrie, et sa vieillesse semblait son apogée. Mais il ne parlait pas de ses affaires. Deux passions fortes l'animaient encore : l'une politique et qui se devine ; l'autre d'exceller à la tapisserie. Il s'était brodé lui-même des pantoufles historiées, tantôt à ses initiales gothiques, tantôt au caducée ou au mortier de son ancienne confrérie. Il avait été marié, veuf de très bonne heure, coureur assez longtemps. A présent, il se contentait de son industrie et d'intrigues politiques, qui lui faisaient trouver dans les journaux une pâture savoureuse et variée. Il n'était même pas conseiller général ; il était faiseur de députés comme on fut faiseur de rois, en dédaignant un peu ses créatures. Bien moins riche d'ailleurs que son renom ne le voulait ; satisfait de faire peur à ses ennemis, envie à ses amis, et en cela de duper tout le monde à moitié. Gourmet à la mode d'aujourd'hui, gourmand aussi à la mode d'hier. Casanier depuis deux ou trois ans, il avouait avec amertume, au moins dans ses lettres, qu'il est sage de se détacher de la vie quand elle se détache de vous. Mais, en paroles, une pudeur le gardait de cette forfanterie plaintive.
        – Alors, il y a eu un drame demanda Julien, copieusement embrassé.
        – Oui, oui, je te raconterai. Mais, d'abord, que je te prévienne : il va nous arriver de Wazemmes les de Gouin pour déjeuner, après la messe. Deux parents, trois filles. Je me suis réconcilié par lettre avec eux ; ou eux avec moi. Enfin, mettons tous ensemble. Il n'y a pas tant d'occasions de faire la fête en famille. Autant ceux-là que d'autres ; ils habitent si près ! Vois-tu, il n'y a rien de si terrible que la solitude. Il me semble que je la sens plus lourde de mois en mois. J'ai bien le temps, que diable, d'être enterré pour de bon !
        Ces paroles, dites avec gaité, rendaient un son funèbre. L'air était aigre, glacé par moments. La boue de novembre ne séchait plus sur les routes où les camions marquaient leurs ornières pour six mois. Au bord des champs, des silos à betteraves, voutés comme des tombeaux, exhalaient, malgré le froid, une puanteur acide.
        – Ah ! Dieu de Dieu ! s'écria encore M. Drémoncourt, que j'aime à te voir, Julien, froncer le nez devant l'odeur de la campagne maternelle ! Les de Gouin, au moins, sont des rustiques : ils ont fait de la terre, de la vie aux champs, un article de foi ; cela en ajoute un à ceux qu'ils croient déjà. On n'en saurait trop mettre. J'espère bien que tu les feras enrager là-dessus. Car il est inutile de parader devant ces demoiselles : tu as surement horreur de la campagne et de ton oncle campagnard.
        Il frappa amicalement sur l'épaule du neveu, qui lui prit le bras et avoua :
        – Ce qui doit être affreux dans la campagne, c'est de pouvoir penser à soi trop nettement, et de voir toute simple, toute fatale devant soi, sa destinée.
        – Tu me dis ça, fit observer M. Drémoncourt, souriant, à moi qui la verrais n'importe où aussi simple et aussi courte, parce que je suis vieux ! Tu gardes l'illusion des jeunes : que la vie reste libre tant qu'elle cache de l'imprévu. Je ne t'en veux pas, égoïste. Tu as les défauts de ton âge, et un autre encore : car au fond tu es un bohème.
        Oui, un bohème..., Ha ! Ha ! j'ai trouvé le mot. Il y a des êtres qui poussent ainsi, même dans les plantations bourgeoises, comme le chiendent dans les betteraves. Ce n'est pas moi qui les appellerai des maudits... Ils choisissent la meilleure part. Si j'avais su, peut-être, en mon temps... mais il ne faut pas recommencer toujours sa vie en songe. Il ne faut jamais détester ce qu'on est. Ça, c'est la vraie malédiction.
        – Ah ! oui, reconnut Julien.
        – Mon neveu a le cafard, dit le distillateur. Voilà le paysage de Saint-Achille qui agit déjà. Ou bien est-ce qu'il aurait des peines de cœur. Oui ? non dans le sacré Paris pourtant, avec mille francs que je t'envoie par mois, et tes honoraires ! Combien gagnes-tu avec M. Comte ?
        – Neuf cent six francs.
        – Cela fait bien des cigares. Et tu vends bien quelques petites gravures ? A ta place, je serais heureux. Veux-tu changer ta peau avec moi ? Ah ! vingt milliards de dieux ! qu'est-ce qu'elle cherche donc, la science, si ce n'est de faire rajeunir les vieilles bêtes ? à quoi sert-elle, je te demande un peu ? Allons, Julien, c'est toi qui fais la tête, et moi qui te remonte ! Et malgré mes drames domestiques ! Et malgré l'arrivée de la sainte famille de Gouin !
        Ils parvenaient à la distillerie. Le pavillon de M. Drémoncourt donnait sur un jardin dessiné, mais tout nu, qui rejoignait les prés et les bois. A l'horizon, deux cônes noirâtres indiquaient le pays des mines, les terrils de charbon, Le ciel était bas : des corbeaux erraient déjà comme une fumée sous les nuages, en criant, et soudain se taisaient, laissant le paysage à sa nudité, à son silence.
        – A propos, demanda Julien. Et le drame ! et votre fidèle Irène ?
        M. Drémoncourt se rembrunit :
        – C'est vrai ; je ne pouvais te raconter par lettre toute cette histoire incroyable. La pauvre vieille a passé juste le lendemain du 14 juillet, tandis qu'il y avait encore dans la cour des lanternes et un accordéon pour le bal des ouvriers. Elle avait eu déjà deux ou trois crises d'étouffement, mais elle ne voulait pas se reposer, encore moins se faire suppléer par une jeunesse. On peut dire qu'elle est morte avec son tablier bleu ! Je l'ai relevée moi-même, je lui ai scarifié moi-même des ventouses ; et Dieu sait si je n'aime plus ce métier-là ! Elle disait juste : « Ça me fourmille, monsieur, ça me fourmille partout », avec sa langue pâteuse. Et puis : « Il faudra avertir à Caudry M. Meulemester. – Quoi donc ? c'est un parent ? – Non, non. – Un médecin ? non ? un notaire ? – Un « adepte » ! a-t-elle dit enfin.
        « Je n'y comprenais rien du tout. Depuis vingt-cinq ans qu'elle me servait, elle ne m'a jamais parlé d'« adeptes ». Elle ne quittait non plus jamais la baraque. Tu sais qu'elle n'allait pas même à la messe, que je lui plaçais ses gages, et qu'elle me demandait vingt francs de temps en temps, sur son magot, pour s'acheter de la laine à tricot. Quand elle a été morte, j'ai fait chercher à Caudry le sieur Meulemester.
        « Il est arrivé le soir même, avec deux femmes bizarres, des espèces de nonnes, ou d'infirmières en noir. Ils ont passé la nuit à l'auberge, sans vouloir veiller la pauvre Irène. C'est moi qui suis resté auprès de son lit, à boire le café sans chicorée, qui était bon pour la première fois : car enfin elle avait de sacrés goûts en cuisine ! Tu me vois devant les bougies, luttant contre le sommeil, farfouillant un peu dans ses nippes pour rassembler son héritage, avant de dénicher les héritiers, belle corvée mon ami ! J'étais attaché à cette bonne vieille, après tout : Vieille ? elle avait trois ans de plus que moi. Mais éreintée et un peu hébétée aussi. Qu'est-ce que je trouve dans ses paquets de linge : des brochures bleues ou vertes qu'elle recevait, écrites en un charabia impossible, et intitulée l'« Unitif ». Cela lui venait de Belgique, et cela m'avait l'air de prêcher l'Antoinisme, une espèce de nouvelle religion, oh ! une religion pour les pauvres bougres... Naturellement, j'ai jeté les papiers au feu : cela pourrait faire beaucoup de mal. Je n'ai su que le fin mot que le lendemain.
        « Le sieur Meulemester arrive donc avec ses acolytes : vêtu d'une lévite jusqu'aux talons, il apportait un drap vert-chou dont il a fait couvrir le cercueil, au grand épatement des gens d'ici ; et il s'est prélassé devant la charrette en promenant une espèce d'écriteau carré où il y avait un arbre peint et ces mots : « La science de la vue du mal ». Il m'a montré un papier signé (si on peut dire) de la pauvre Irène, qui exigeait des funérailles « antoinistes », c'est-à-dire ce carnaval, et en fin de compte, la fosse commune (tu entends, Julien !) le trou au bout du cimetière, le silo où l'on ne jette ici que les os déterrés et les vieilles couronnes, avec défense de jamais avoir son nom sur ce misérable tombeau. Tu penses si j'étais furieux ! J'avais d'abord l'air d'un pingre, d'un abominable dégoûtant, devant tous les gens de l'usine qui regardaient le cortège, et qui n'en croyaient pas leurs yeux. Heureusement que le sieur Meulemester, avec son attirail, éveillait l'attention, me sauvait la mise. Il a récité au cimetière des phrases ridicules, en langage d'école du soir : la conscience, la matière, le développement intellectuel, que sais-je ? Le bruit s'est répandu vite que ce gibier représentait des Antoinistes ; et il y a eu des gens pour trouver que des funérailles pareilles, c'était crâne, c'était grand... et que la vieille Irène avait été une sainte à sa façon. Le nommé Meulemester, a replié son drap vert ; ses donzelles ont distribué des papiers. Le curé, m'a-t-on dit, contemplait l'affaire derrière ses rideaux, d'où il voit la porte du cimetière. Les crétins qui se disent ici bolchevistes ont raconté le soir, à l'estaminet, que la fosse commune devrait être rendue obligatoire. Et puis tout cela s'est oublié ; le notaire s'occupe de trouver des ayants-droits au petit magot de la pauvre Irène. Rendons cette justice au sieur Meulemester et à sa nouvelle religion : c'est qu'ils n'ont pas capté le testament ni réclamé de casuel... Mais faut-il qu'il existe des abrutis en ce monde !
        A ce moment, la nouvelle servante se montra sur le perron. C'était une grosse Flamande, veuve d'un marin disparu, et qui avait été cordon-bleu à Dunkerque.
        – Celle-là au moins, dit M. Drémoncourt, elle n'a rien de la prophétesse. Tu verras sa cuisine ! Il faut avouer qu'elle se boissonne tous les samedis, et le chauffeur la console de ses malheurs quand il l'emmène faire son marché. J'aime mieux cela. Mais je pense à la pauvre Irène qui soufflait en se traînant de pièce en pièce, et qui maintenant dort comme un chien à l'endroit des pots cassés et des grilles en morceaux... Ah ! pouah ! c'est joli, ce qui nous attend tous !
                                                                                                              André THERIVE.

    L’Ère nouvelle, 19 janvier 1928


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