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Chronique - Au Balcon - Le besoin religieux (La Revue du mois 1911)
CHRONIQUE
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AU BALCON
Le besoin religieux
Le Matin du 6 décembre dernier annonce que la Belgique possède une nouvelle religion, dont un certain Antoine le Généreux, ou le Guérisseur, est le chef, le souverain pontife, – qui sait ? – peut-être le dieu incarné. L’antoninisme existait déjà depuis de longues années en 1907, s’il faut en croire le n° 1 de l’Auréole de la conscience (revue mensuelle de l’enseignement du Nouveau Spiritualisme fondé par Antoine le Guérisseur – chez Antoine le Guérisseur à Jemeppe-sur-Meuse, Belgique), petite brochure que le hasard m’a fait retrouver parmi de vieux papiers. Ce qui donne de l’actualité à cette église récente, c’est qu’elle vient de déposer sur le bureau de la Chambre des Représentants à Bruxelles une pétition revêtue, paraît-il, de 160.000 signatures : elle réclame la reconnaissance officielle de son culte afin que ses immeubles soient exemptés des droits de mutation.
Il n’y a rien de nouveau sous le soleil : on annonçait, en ce même mois de décembre 1910, la mort de Mme Eddy qui avait fondé aux États-Unis l’Église de la science chrétienne et avait réuni près d’un million d’adeptes. Mme Eddy niait la maladie, Antoine le Généreux nie le mal. Y a-t-il entre leurs deux doctrines un lien de filiation ou une simple coïncidence ? peu nous importe ici. L’intéressant est de constater le besoin religieux sous une de ses formes particulières.
Mais pourquoi, dira-t-on, ne pas se contenter d’observer la persistance des vieilles religions constituées ? Elles aussi témoignent de la réalité du besoin religieux elles sont là pour le satisfaire. Sans doute. Le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme, le mahométisme, le bouddhisme, servent à des âmes nombreuses leur ration d’au-delà. Mais s’ils rassasient quelques grands affamés, ils ont aussi affaire à de très médiocres appétits qui se manifestent surtout sous l’impulsion d’habitudes acquises par tradition. Tandis que le fait d’embrasser une foi nouvelle suppose toujours une forte tension de l’esprit vers le divin.
Les libres penseurs ont quelquefois le tort de s’exagérer leurs succès et de croire que la religion ne relève plus que de l’archéologie elle est au contraire un phénomène sociologique encore très moderne et beaucoup plus général que son contraire, même dans notre monde civilisé actuel. Ils ne devraient pas perdre de vue que les fondations de sectes ou de doctrines mystiques ne cessent de se produire de temps en temps ; et je ne parle pas de celles qui, telle l’Église gnostique restaurée, séduisent quelques dizaines de personnes, mais de celles dont les adhérents se comptent par milliers.
Nous en rappellerons quelques-unes, qui toutes datent de moins de cent ans.
Et d’abord le Mormonisme fondé vers 1830 par Joseph Smith. On sait que ce prophète retrouva une Bible, la Bible des tribus disparues du peuple israélite. Il acheta chez un brocanteur un vieux papyrus égyptien, papyrus d’ailleurs connu de nos égyptologues qui l’ont déchiffré ; mais lui, qui ignorait tout des caractères hiéroglyphiques, y compris leur origine, trouva un moyen bien simple pour les lire couramment. Un ange lui apparut et lui donna deux pierres merveilleuses, l’urim et le thurim, avec la manière de s’en servir. Il n’eut qu’à regarder à travers elles son grimoire, comme les myopes lisent à travers les deux verres de leur lorgnon, pour le voir transcrit en caractères latins et en bon anglais d’Amérique. Il n’eut plus qu’à copier ; cela fit le Livre saint des Mormons. Joseph Smith eut de nombreux disciples, et il mourut lui-même pour sa foi, qu’arrosa encore le sang d’autres martyrs. Pour avoir la liberté de leur culte, les Mormons s’imposèrent de rudes épreuves ils traversèrent un long désert, et fondèrent une nouvelle Jérusalem, sur les bords du grand lac Salé. Leur Société religieuse, évoluée en une sorte de grande coopérative, prospère encore aujourd’hui. Intéressante démonstration que leur histoire : elle prouve qu’une crédulité invraisemblable peut s’allier à un esprit très positif de commerçant, et que le miracle le plus antipathique à la raison trouve des croyants tout prêts à l’authentiquer par le sacrifice de leur repos et même de leur
vie.
Après les exemples récents du babisme en Perse et du mormonisme aux États-Unis, il semble que les historiens des religions se donnent parfois un mal superflu pour « expliquer » le surnaturel, le surnaturel étant, dans les origines d’une foi, aussi naturel que possible. C’est en Amérique aussi qu’a pris naissance le spiritisme, peu de temps après la prédication de Joseph Smith.
Nous n’insisterons pas sur lui on le connaît assez. Il répond, lui aussi, à un besoin religieux qui est de croire à la survie on y croit d’abord et l’on s’inquiète ensuite du pourquoi. En l’espèce, on cherche une base à sa foi dans la science expérimentale. C’est du vieux neuf ; ce n’est autre chose qu’une résurrection et une continuation de l’occultisme. Celui-ci, à son tour, n’est, dans sa théorie, qu’une systématisation de la mentalité primitive. M. Lévy Bruni, dont nous avons déjà eu l’occasion de mentionner l’ouvrage1, nous montre qu’un des traits de cette mentalité consiste à créer, entre les choses, des relations mystiques qui font que, pour le sauvage, telle plante sera telle pierre, tel animal et les membres de tel clan : c’est ce que M. Lévy Brühl appelle des « participations » ; en vertu de ces participations, on agira sur tel animal et sur les membres de tel clan en agissant sur tel caillou. Si elle veut adopter ces participations, la mentalité logique – assez étrangère aux primitifs dans leurs
croyances, mais qui s’est développée chez les civilisés – la mentalité logique dispose d’un procédé bien simple : elle admet l’existence d’une substance invisible, capable de se transformer en matière pondérable ou d’agir sur elle et de servir de support à un esprit ou à tous les actes de cet esprit. II est facile de voir que c’est une substance à tout faire. C’est la lumière astrale, le constituant des larves,
coques, élémentals, de l’occultisme ; du périsprit ou corps astral des spirites. Les périsprits, qui supportent les âmes des décédés, sont capables de pomper, en quelque sorte, la substance charnelle des médiums et de s’en servir pour agiter les guéridons, soulever des tables, jouer du violon, apporter des fleurs, et même se matérialiser : ainsi l’au-delà pénètre-t-il dans le domaine expérimental. On n’a pas oublié que l’illustre savant anglais Crookes s’est fait photographier en compagnie de Katie King, une morte qui s’était fait un corps vivant emprunté au protoplasma du médium, Miss Cook. Ceci se passait à la fin du XIXe siècle.
Autre manifestation, celle-ci plus récente encore, du besoin religieux : l’Armée du Salut. Les salutistes paraissent une exception à la règle suivant laquelle toute nouveauté religieuse prétend se rattacher à une origine antique. Eux, ils accomplissent leurs rites avec une modernité qui n’a rien à envier aux music-halls : grosse caisse, trombones, airs populaires à la mode, langage familier. Mais ils ont un costume, une discipline, une hiérarchie ; ils sont constitués, comme leur nom l’indique, en milice. On reconnaît là la persistance de l’attrait qu’exerce sur plusieurs âmes l’organisation collective en vue de fins religieuses, attrait qui a recruté les ordres monastiques.
Revenons à Antoine le Généreux et aux successeurs de Mme Eddy. Qu’est-ce qui a fait ou fait encore leur succès ? Ils guérissent. S’ils nient la maladie, gardez-vous de conclure, comme la logique semblerait y inviter, qu’ils nous engagent à ne pas nous en occuper du tout. Pensons-y, au contraire, conseillent-ils, appliquons-lui des remèdes, mais les leurs : prenez mon ours. Ils ont une cure infaillible, seulement elle est psychique. C’est le’ traitement par la foi, pour les Eddystes comme pour les Antonistes. Quelles en sont cependant les modalités ? Je n’en sais trop rien. Ce qu’il y a de certain, c’est que la personnalité du fondateur de la clinique y entre pour quelque chose. Antoine le Guérisseur tient un cabinet de consultations et ceux des malades qui en sortent avec une santé améliorée lui attribuent leur soulagement, lui vouent leur reconnaissance : à lui, expressément. Il ne se distingue donc en rien d’un médecin qui appliquerait exclusivement les procédés psychiques. La gratuité ? Mais, outre qu’on paye Antoine indirectement par des dons à son Église, les médecins seraient encore appelés médecins, même s’ils ne recevaient jamais d’honoraires. L’intervention de Dieu ? Mais le croyant doit la faire participer à toutes les thérapeutiques. Et cependant, Antoine n’est pas un médecin, c’est un thaumaturge. Toute la différence vient de la cause à laquelle le médecin ou le thaumaturge attribuent les guérisons qu’ils opèrent. Pour le premier, même s’il ne fait appel qu’à la suggestion, son succès dépend d’agents, trop nombreux sans doute et trop complexes pour être parfaitement connus, mais aveugles et entièrement déterminés dans leur activité. Pour le second, ces agents sont plus ou moins semblables à des hommes. Antoine, en particulier, met en œuvre l’amour divin. L’amour suppose de la préférence, de la partialité, un certain arbitraire. Et c’est ce qui en fait le charme. L’âme a peur de la solitude. Or en quoi consiste la solitude morale ? A être traité, par tout et par tous, de la même manière que n’importe qui. C’est de ce désert que l’amour nous tire. De là la vogue que peut acquérir un thaumaturge.
Antoine le Guérisseur satisfait le besoin religieux en un de ses éléments les plus tenaces, élément peut-être impérissable.
JULES SAGERET.La Revue du mois, 6e année, Tome XI, janvier-juin 1911 (T11,N61)-(T11,N66).
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