• Evreux (Louis Barron - Le nouveau voyage de France (1899))

        L'Eure, au delà de Dreux, se fraye chemin entre des hauteurs boisées, au travers de taillis giboyeux et de grasses prairies qui fixent dans ce bon pays de chasse et de pêche plus d'un millionnaire. Ce ne sont à la file que parcs et châteaux. Le plus joli de tous était jadis celui d'Anet, véritablement féerique, ayant été construit par Philibert Delorme pour Diane de Poitiers, sculpté par Jean Goujon et éclairé par des vitraux de Jean Cousin. Il fut démoli à peu près entièrement sous la Révolution, et les débris qu'en a recueillis le palais de l'École des beaux-arts, à Paris, le font assez regretter des artistes. A petite distance de cette voluptueuse campagne des Valois et des Vendôme, près d'Ivry, surnommée la Bataille, à Épieds, une pyramide marque la place où se dressait la tente du vainqueur « au panache blanc » du combat du 14 mars 1590.

        A l'ouest de la vallée, autour d'Évreux, vieille ville modernisée, s'étendent les vastes plateaux fertiles appelés campagne du Neubourg, campagne Saint-André, pays d'Ouche. Terres de labour et vastes pacages, ils caractérisent la Normandie; province de grande culture. Sur l'herbe drue et brillante des prairies, vingt-cinq à trente pommiers par hectare jettent l'ombre de leurs rameaux noueux et penchés, et la route longe fréquemment ces interminables bandes horizontales de plantations uniformes auxquelles on donne le nom pittoresque de « mouchoirs à bœufs ». Ces vastes champs appartiennent de plus en plus à de grands propriétaires qui, pour se passer d'ouvriers, s'isoler, par économie ou par orgueil, tendent à convertir en pâtures d'élevage les grasses terres de labour. Aussi le regard éprouve-t-il rarement la joie d'y rencontrer la plaisante métairie et le modeste enclos qui laisseraient entrevoir l'image de bonheur rêvée par le poète : 0 fortunatos nimium. La grande ferme louée à bail pour neuf ans et le château du maître avec ses dépendances accaparant le sol, l'ouvrier agricole, chassé du champ héréditaire que lui ravissent l'usure ou l'avidité, s'en va demander à l'usine un salaire misérable. Souvent même il quitte le pays natal, sur la foi d'un dicton plus ingénieux que sage : Sangement de patis réjouit la berbis. Le département de l'Eure a perdu de cette manière, en quelques années, vingt-cinq mille de ses enfants d'origine, et ce triste mouvement continue; la solitude se fait où était la vie, la menaçante solitude des latifundia, triomphe léthifère de l'égoïsme.

    Louis Barron, Le nouveau voyage de France (1899)
    souce : gallica


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