• Guérisseurs et charlatans (Le Mémorial de Lombez, 7 juillet 1912)

    Guérisseurs et charlatans (Le Mémorial de Lombez, 7 juillet 1912)GUÉRISSEURS ET CHARLATANS

        Le 30 juin dernier, avaient lieu, en pays walon, à Jemmapes-lès-Liège, au milieu d'une foule énorme de fidèles que les trains amenaient de tous les points de la Belgique, les obsèques d'un thaumaturge vraiment extraordinaire, Antoine-le-Guérisseur, qui n'avait fait rien de moins que de fonder une religion, variété de christianisme mélangé de théosophie. Il guérissait par la prière et l'imposition des mains à la manière des christian scientists d'Angleterre et d'Amérique.
        Peu à peu les malades de l'âme comme les malades du corps, les incurables, les déséquilibrés, les névropathes, tous ceux que les médecins avaient abandonnés, avaient appris le chemin du petit pays de Jemmapes où Antoine avait son temple et tenait ses assises de médecine religieuse. Depuis plusieurs années il y avait les foules de Jemmapes comme les foules de Lourdes et les « antoinistes » formaient une communauté éparse en divers lieux, même hors de Belgique, et fort nombreuse.
        Ce n'est que fort tard, déjà un vieillard, qu'Antoine se révéla le « prophète » et « l'homme de Dieu ». Pendant nombre d'années, petit bourgeois, presque du peuple, il était un homme comme un autre, un simple employé à la division des forges et martelage de la Société Cockerill. Il fut ensuite encaisseur à la société anonyme des tôleries liégeoises. Puis il s'occupa d'assurances. Enfin vinrent la grâce, l'action et la prédication publiques.
        Bien que les fonds affluassent à son culte, Antoine-le-Guérisseur a toujours vécu modestement et exemplairement. Ses ressources, il les employa à la construction de son temple et des maisons ouvrières qui l'entourent ; il avait aussi organisé une imprimerie où se publiait chaque semaine un journal qui tirait à plus de 20.000 exemplaires et répandait la doctrine.
        Il y a quelques mois les « antoinistes » de Belgique avaient adressé aux Chambres une pétition recouverte de cent mille signatures et demandant que la religion nouvelle fut reconnue par l'Etat.
        Le corps du prophète défunt, qui avait été exposé plusieurs jours dans le « sanctuaire », ainsi qu'il le nommait, où il prêchait et imposait les mains aux malades, a été porte par douze hommes de la communauté. L'un des plus qualifiés adeptes du maître, M. Delcroix, professeur à l'athénée de Liège précédait, élevant à bout de bras une tige d'arbuste figurant l'arbre de la science du bien et du mal. Ainsi qu'Antoine l'avait prescrit, ses restes ont été enterrés dans la fosse commune.
        C'est pendant un prêche que « l'homme de Dieu » – aujourd'hui le « désincarné » – fut terrassé par une attaque d'apoplexie. Il put néanmoins avant de mourir proférer ses paroles : « Je désire que ma femme me succède dans mon enseignement religieux ». Aux colonnes du temple, encore en deuil, l'affiche suivante a été apposée pendant l'exposition du cercueil : « Frère, le conseil d'administration du culte antoiniste porte à votre connaissance que le Père vient de se désincarner aujourd'hui mardi matin 25 juin. Avant de quitter son corps, il a tenu à revoir une dernière fois ses adeptes pour leur dire que Mère le remplacera dans sa mission, qu'elle suivra toujours son exemple. Il n'y a donc rien de changé, le Père sera toujours avec nous. Mère montera à la tribune pour les opérations générales les quatre premiers jours de la semaine à dix heures ».
        Il semble bien que devant ce personnage singulier que se révéla sur le tard Antoine-le-Guérisseur, on se trouve plutôt en face d'un illuminé que d'un vulgaire charlatan ; dans tous les cas, ce serait un charlatan d'une jolie force et qui n'aurait plus rien d'un guérisseur ordinaire. La légende du zouave Jacob s'efface elle-même devant celle-ci, car le prestige religieux du mystagogue du pays walon s'est exercé non seulement sur des foules, mais aussi sur des gens de l'élite sociale, et il est destiné à durer, semble-t-il.
        Au fond, du reste, n'y a-t-il pas une sorte de religion, un acte quasi-religieux dans la visite que le malade, comme il s'en pressaient tant au temple de Jemmapes, rend au sorcier, au guérisseur non patenté ? Le premier médecin fut le prêtre, comme l'a dit Spencer ; et longtemps la médecine a été retardée dans son essor par cette notion que la maladie est un maléfice, une œuvre de mauvais esprit que seul le prêtre peut chasser. Si le populaire ne croit plus la plupart des maladies dues à de mauvais esprits, il a en tout cas retenu la notion du pouvoir magique du prêtre, ou de quiconque doit posséder une influence particulière : de là le succès persistant des guérisseurs.
        Il y a toujours des charlatans, en médecine, en politique et même en littérature, mais des sorciers de l'envergure d'Antoine-le-Guérisseur, l'espèce devient rare. Il est vrai que le moyen âge en brûla beaucoup... Le père de l'Antoinisme, s'il eut vécu de ce temps-là, était destiné au bûcher. Il y a, de nos temps, plus d'avenir pour la sorcellerie.

                                                                                 Robert DELYS.

    Le Mémorial de Lombez, 7 juillet 1912


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