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Jean Delay - L'écarté de la grille - Les antoinistes de la Glacière
- Pendant ce temps, continua Loustau, Mme Loustau s'était mise à la religion, mais là pour de vrai, comme on se met à la boisson. Je la reconnaissais plus ma femme. Elle me cousait des reliques dans la doublure de mon gilet, un genre d'osselets, et elle voulait que je mange plus que des légumes, mais là j'me suis pas laissé faire ! Elle était devenue antoiniste.
- Antoiniste ? interrogea Seznec.
- C'est l'église du père Antoine, répondit vivement M. Jules, dans le quartier de la Glacière. C'est une religion à part, mais il y en a beaucoup qui y croit, surtout dans le treizième. Il paraît qu'ils ont fait beaucoup pour le quartier, les antoinistes.
- Je disais donc, reprit Loustau, que la bourgeoise était devenue antoiniste et elle croyait dur comme fer que c'étaient ss prières qui m'avaient guéri. "Mon homme est un miraculé", qu'elle disait à tout le monde dans le quartier et quand on se promenait ensemble, on me regardait comme un phénomène. Moi, je continuais à aller à Laribo [Lariboisière] pour mes piqûre, à la consulte externe, et tous les trois mois je revenais me faire voir chez les oculistes. Les infirmières me reconnaissaient : "Bonjour, m'sieu Loustau." Toutes m'appelaient par mon nom et Papa-la-brioche rigolait en me voyant : "Sacré Loustau, qu'il disait toujours, ça se maintient ? - Mais oui, chef, ça se maintient." Il me montrait aux petits jeune qui me regardaient avec des yeux ronds. Et puis j'en ai eu marre d'être piqué, j'ai laché la consulte... Mme Loustau me répétait : "Je n'y crois pas à leurs piqûres" ; elle me conseillait l'eau antoiniste et des onguents de curé. (1) "Fiche-moi la paix, que je lui ai dit un jour, tu m'emmerdes avec tes antoinistes..." Et on s'est plus parlé pendant un mois jusqu'à ce qu'un soir...
[...]
- Ils m'ont injecté dans le sang le paludisme... la fièvre de Sibérie, qu'ils appellent ça là-bas. (2) Ça vous donne très froid d'abord, tu claques des dents, puis très chaud, tu sues sang et eau et tu montes à quarante et même quarante-deux... Maintenant, c'est tassé. J'deviens chronique, qu'ils disent. C'est pour ça qu'ils m'ont envoyé à Pépète [la Salpêtrière]. Le mal a perdu de sa force. Je n'y vois pas encore bien et, tien, en ce moment, Lalouette, il me semble que t'as deux têtes.
- Quoi ?
- Je dis que quand je ferme un peu les yeux, il me semble que d'as deux têtes.
Lalouette porta la main à son long cou et la remonta jusqu'à son visage comme pour s'assurer qu'il restait unique.
- Enfin, je les ai quand même un peu mes yeux, je marche mal, c'est entendu, je lance mes guibolles en avant, mais je marche. C'est supportable maintenant. Et ils ne me piquent plus. C'est tassé dans l'ensemble. Mais quand je pense que tout ça c'est la suite d'un quart d'heure avec une grande morue que j'avais rencontrée près des Halles, la jupe au-dessus de genou, et qui m'avait emmené à l'hôtel, l'hôtel Rhamsès, tiens, rue Coquillière, à côté du marchand de fromages, j'me dis qu'y a pas de bon Dieu et que les catholiques et les antoinistes c'est du pareil au même. A cause de cette putain de putain, de cette garce de garce, de cette traînée, de cette roulure, je n'ai plus de cheveux, je n'ai plus d'yeux, je n'ai plus de jambes. C'est pas justes.
Jean Delay, L'écarté de la grille (3), p.169-170 et p.174
in Hommes sans nom, nouvelles, Gallimard, Paris, 1948
(1) Invention de l'auteur ou pratique courante à l'époque ? Impossible de le savoir. Ce qui est sûr, c'est que le Père lui-même réprouvé ces méthodes, puisqu'il fit préciser que la fontaine qu'on trouve à l'intérieur du temple ne sert qu'à désaltérer les adeptes venant parfois de très loin (cf. l'article consacré à la fontaine du temple dans le thème Dévotions au Père).
(2) Au début du XXe siècle, avant les antibiotiques, les patients atteints de syphilis étaient volontairement « traités » en les infectant avec le paludisme, pour leur donner de la fièvre. Dans les années 1920, Julius Wagner-Jauregg commence à traiter les neurosyphilitiques avec le paludisme induit par P. vivax. Trois ou quatre accès de fièvre se révèlent assez pour tuer les bactéries de syphilis, tandis que l'infection de paludisme est arrêtée avec la quinine. En contrôlant précisément la fièvre avec la quinine, les effets des deux maladies peuvent alors être maitrisés. Bien que certains patients soient morts de la malaria, le traitement valait mieux qu'une mort certaine de la syphilis. Le traitement thérapeutique par le paludisme ouvrit la voie aux recherches en chimiothérapie et resta pratiqué jusque vers 1950. (article paludisme de Wikipedia)
(3) L'écarté est le nom d'un jeu joué à l'aide de carte. Le groupe qui discute et joue à ce jeu se trouve toujours près de la grille de la Salpêtrière, d'où le nom de cette nouvelle.
Tags : paris, médecine, antoinisme français, rue Vergniaud
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