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La Justice (La Région de Charleroi, 18 mai 1917)(Belgicapress)
Une fois encore un jugement a donné lieu à des discussions, passionnées où les esprits simplistes décident de façon irréfutable des questions de droit les plus difficiles. Est-il nécessaire de dire que je veux faire allusion à l'épilogue du procès du Père Dor, tant commenté par nos concitoyens.
Le public est porté à ne voir en toutes choses que partialité et injustice. Sans doute l'expérience a-t-elle formé ainsi sa compréhension de notre vie moderne mais il n'existe pas de règle sans exceptions et la probité, vertu pratiquée par une petite élite, conserve cependant ses prêtres fervents.
Loin de moi l'idée de commenter et surtout d'approuver ou de désapprouver le verdict rendu ; je n'y vois qu'une occasion de parler de la Justice telle qu'elle est ou doit être rendue.
L'on est prompt à soupçonner l'impartialité d'un magistrat et, s'il existe des magistrats corrompus, d'étendre à la généralité des cas particuliers. Or la première imperfection, la plus flagrante, la plus frappante, c'est dans la Loi qu'il faut la chercher. Nos lois, imprécises, sujettes à mille interprétations différentes ne permettent pas à deux hommes également loyaux d'évaluer également le même mal.
La Loi marque tel acte de blanc ou de noir. Mais entre le blanc et le noir il existe toute une gamme de gris et dans ces tons il en est de si mal définis que la meilleure vue aurait grand'peine à assurer qu'ils se rapprochent plus du noir que du blanc ou réciproquement. Or les hommes ont une bien mauvaise vue et chacun de nous voit d'une façon différente de celle du voisin. En affirmant que cette teinte est trop sombre vous êtes aussi sincère que moi qui la déclare trop claire et tous deux nous sommes assurés d'être dans la note juste.
Dès lors, pour une chose aussi délicate que l'application d'une loi, comment ne pourrait-il exister de jugements contradictoires ? Tel individu condamné en correctionnelle et en appel se voit, après la cassation du jugement, acquitté en dernier ressort. Chaque juge est persuadé cependant, en son âme et conscience, d'avoir judicieusement appliqué le code.
Les uns ont vu mal, les autres bien. Et l'on frémit à cette idée qu'un pseudo coupable puisse être déféré devant une suite de magistrats voyant mal en ce cas.
Cette réflexion enlève un peu du prestige dont nous avons auréolé la Justice et ses prêtres et nous montre cette déesse suprême, plus faillible que la moindre divinité de l'Olympe et souvent plus mal servie par les Ministres de son culte. Combien de désillusionnés sont sortis du temple de Thémis en murmurant, les larmes aux yeux : « Et pourtant, j'avais raison ! » Combien d'odieux malfaiteurs sont retournés la tête haute !
Est-ce la négation de la Justice ? La guerre nous accoutumé à tant de négations et nous savons ce que valent les grands mots de bonté, fraternité, amour et respect du prochain, dont on avait grisé nos jeunes âmes, le meurtre et ses horreurs n'étant une faute chez l'individu que parce qu'il est un monopole d'Etat. Non, la Justice est toujours l'admirable vertu devant laquelle s'inclinent les mondes, mais combien intangible et insaisissable ! Elle est le rêve splendide et nous subissons la réalité.
Qu'un escroc ait été assez habile pour se faire innocenter par ses juges, que des circonstances malheureuses aient fait condamner un honnête homme, je ne pourrais m'attarder à ces infimes détails et ce n'est pas dans son sanctuaire que j'applaudirai à l'application du Droit. Ceux qui ont suivi les méandres de ce labyrinthe en connaissent assez les détours pour me comprendre et m'approuver.
La justice pure n'existe pas dans les verdicts humains, qui n'en sont qu'un pâle reflet. C'est dans les cours simples qu'il faut la chercher, c'est en soi qu'il faut l'honorer.
Que l'homme se pétrisse une âme droite et loyale, qu'il agisse en toutes choses selon sa Conscience. C'est en elle qu'il trouvera le prix de ses bonnes actions et le plus réel châtiment de ses fautes. Et devant ce jugement, tout autre jugement semble vain et imparfait.La Région de Charleroi, 18 mai 1917 (source : Belgicapress)
Cet article donnera lieu à une attaque en justice de la part du Père Dor contre le journal « La Région ».
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