• La Meuse, 25 avril 1907, soir (Belgicapress)

    Felix Dengis (La Meuse, 25 avril 1907, soir)(Belgicapress)

    COUR D'ASSISES
    LE DRAME DE CHOKIER
    UN MARI QUI JETTE SA FEMME DANS LA MEUSE

        L'audience est ouverte à 9 h. 1 2. La Cour est composée, comme dans la première affaire, de M. le conseiller Thuriaux, et de MM. Liben et Hamoir, vice-présidents du tribunal.
        M. Bodeux, substitut du procureur général est au banc de l'accusation ; Mes Pety de Thozée et Tollet au banc de la défense. Félix Dengis est âgé de 35 ans. Il est né à La Neuville-sous-Huy et était domicilié en dernier lieu à Marcinelle. Il a le teint pâle des houilleurs, sur lequel tranchent vigoureusement une grosse moustache tombante et une brosse de cheveux très noirs, plantés bas. L'allure d'un ouvrier endimanché, très correctement vêtu. Physionomie d'abord calme, qui s'émeut bientôt. Dengis a pleuré à plusieurs reprises.
        Le chef du jury est M. Delbovier, Armand.

    L'INTERROGATOIRE

        L'interrogatoire a été très long. Dengis parle très lentement et très bas. Il est fort difficile de le suivre dans ses explications.
        M. LE PRESIDENT constate que l'accusé a déjà subi plusieurs condamnations devant les tribunaux de Liége pour vol de souliers, pour vol d'un sac de farine, – ce jugement rendu par le tribunal de Béthune, dans le Pas-de-Calais, où Dengis était allé travailler et d'où il s'était enfui, le vol commis.
        En Belgique, incorporé en 1891 comme milicien, il déserta à trois reprises. Il fut condamné par le Conseil de guerre de la province d'Anvers, d'abord à 28 jours d'arrêt, puis il s'enfuit à nouveau. Cette fois, il fut frappé de deux ans de prison et d'un an pour détournement d'effets militaires de grand équipement.
        Il fut grâcié en 1893 après 6 ou 7 mois de prison. Il déserta une troisième fois.
        Il resta absent pendant 2 ans. Il s'en alla en France, revint rôder en Belgique, aux environs de son village. Il rentra enfin chez ses parents qui le livrèrent, en 1895, à la justice militaire.
        Dengis, souvent, aux questions du président, ne répond pas. M. Thuriaux doit insister et, littéralement, lui arracher quelques paroles. Parfois, il dit tout simplement : « Je ne sais pas. Je ne me souviens pas. »
        L'autorité militaire fit transférer Dengis à l'hôpital militaire de Malines. Il connaissait déjà alors Ferdinande Humblet, qui l'avait accompagné en France.
        Ils étaient partis ensemble.
        Les médecins militaires conclurent à la mise à la réforme de Dengis. Il fut renvoyé de l'armée en 1895 et rentra chez ses parents, qui habitaient alors Grâce-Berleur.
        Avant son service militaire, Dengis avait exercé divers métiers, puis celui de mineur.
        Ferdinande Humblet, pendant le séjour de l'accusé à l'hôpital, avait demeuré chez les parents Dengis. Un enfant était né de leurs relations. Ils se sont mariés en 1896.
        Alors, ils entreprend une série de pérégrinations si nombreuses qu'il a été impossible de les déterminer exactement. Ils séjournèrent à Jemeppe, à Grâce-Berleur, à Herstal, à Engis, à St-Nicolas, à Flémalle-Grande, aux Awirs, à Ougrée.
        Trois enfants naquirent après le mariage.
        A un moment donné, le ménage quitta le bassin de Liége pour le bassin de Charleroi. Il venait d'Engis ; le départ a été décidé par Dengis, parce qu'il soupçonnait sa femme de le tromper avec un nommé Alfred.
        Il avait défendu à sa femme d'aller ramasser des escarbilles sur le terris, où l'homme qu'il croyait être l'amant de sa femme était basculeur.
        Cet homme, qui a été interrogé par le juge d'instruction, nie ces relations. C'est, au contraire, Dengis qui lui a enlevé Ferdinande Humblet, dont il était alors l'ami.
        A son arrivée à Charleroi, en 1903, Dengis était seul avec l'aînée de ses enfants. Il aurait raconté à sa logeuse qu'il était veuf.
        Sa femme n'arriva que sept jours plus tard avec deux autres enfants et sur le point de s'accoucher du quatrième.
        Elle était dans un dénuement complet et aurait été très mal reçue par l'accusé, qui la violenta à plusieurs reprises.
        L'accusé nie ces mauvais traitements et ces propos.
        Dans le bassin de Charleroi recommencent les pérégrinations, continuelles.
        En décembre 1905, le ménage est à Marcinelle.
        Là, Dengis tient une maison de logement. En mars 1906, entra chez lui Florent Van Goethem qui était, dit l'instruction, un ivrogne et un débauché.
        « Il buvait bien », estime l'accusé.
        Diverses scènes eurent lieu. Van Goethem déclarait carrément qu'il était l'amant de la femme Dengis. A un moment donné, il quitta la maison. Ce fut Dengis qui alla le rechercher.
        « C'était pour lui faire ramasser toutes ses affaires, objecte l'accusé.
        – Cependant, il resta encore plus d'un mois chez vous, remarque le Président.
        Le 24 juillet 1906, une nouvelle scène eut lieu.
        Une querelle éclata entre Dengis et trois logeurs, dont Van Goethem. Deux de ceux-ci quittèrent la maison en emportant leurs paquets. Dengis et son frère Arthur les rejoignirent, armés de revolver, et leur donnèrent l'ordre de réintégrer la maison Dengis, ce qu'ils firent.
        D'autre part, Dengis frappa Van Goethem – coups qui entrainèrent incapacité de travail.
        L'accusé poursuivit Van Goethem dans une maison voisine et l'aurait menacé à l'aide de son revolver.
        Cette scène est déférée au tribunal de Charleroi.
        Félix Dengis nie avoir été porteur de revolver. Il dit avoir mis Van Goethem à la porte, parce qu'il l'avait vu embrasser sa femme. Il voulait conserver son honneur. C'est son frère Arthur qui l'a poursuivi chez un voisin.
        Le ménage Dengis demeura à Marcinelle jusqu'au 10 novembre.
        Van Goethem était resté dans les environs. L'épouse Dengis s'absentait souvent. L'accusé lui reprocha de continuer à voir Van Goethem. Il nie cependant l'avoir frappée ni menacée à l'aide de son revolver. Il nie également avoir menacé Van Goethem.
        Un jour, sa femme lui dit qu'elle écrivait à sa sœur.
        Or, cette lettre était adressée à un homme.
        – Subitement, vous décidez de quitter Marcinelle. Cependant, vous gagniez de grosses journées, 8 fr. 50, quand vous travaillez, car vous chômiez souvent ?
        – Non, je travaillais tous les jours.
        Je voulais m'éloigner, parce que je soupçonnais ma femme de continuer ses relations avec Goethem. Je voulais les éloigner l'un de l'autre. Je voulais aller m'établir en Hollande.
        – Votre femme a éprouvé une grande déception à la nouvelle de ce départ. Cependant, sur les conseils de ses deux sœurs, elle décida de vous suivre.
        Vous quittez Charleroi le vendredi 16 novembre et arrivez chez votre belle-sœur Pauline, à Chokier ?
        – Oui.
        – Et votre mobilier ?
        – Je l'ai expédié à Jemeppe.
        – Cependant, vous avez déclaré plusieurs fois que vous les expédiez en Hollande. Le 19, vous dites que vous allez en Hollande chercher une maison. Au lieu de cela, n'allez-vous pas chez votre père, à Grâce-Berleur, déposer votre fils ainé ?
        – Oui. J'y ai logé.
        – Vous aviez même affirmé à votre fils que vous alliez en Hollande. Nous arrivons au 20 novembre. Qu'avez-vous fait ?
        – J'ai pris le train à 12 heures 1/2 à Flémalle-Haute et me suis rendu à Chokier. Il demande où est sa femme. Sa fillette lui répond : « Elle est en haut. Elle fait une lettre ». Je suis monté et ai demandé : « Est-ce que tu fais une lettre ? » Ma femme répondit que non.
        J'ai regardé dans le lit et j'ai trouvé une lettre sous les couvertures. Elle était dans une enveloppe portant l'adresse de Van Goethem. Je suis descendu. Elle m'a suivi.
        Ma belle-sœur est rentrée à ce moment. Les deux sœurs ont causé ensemble. Je suis remonté dans ma chambre et suis allé lire la lettre. Ma femme y disait à Van Goethem qu'elle s'enfuirait et le rejoindrait dès que le ménage serait installé en Hollande.
        J'ai fait des reproches à ma femme sur sa conduite.
        Elle m'a dit alors qu'elle resterait avec les enfants et ne ferait pas comme elle l'écrivait dans la lettre.
        J'ai dit : « Vous commencerez par écrire une lettre à Van Goethem lui fixant rendez-vous à Flémalle. Et à ce rendez-vous nous irons tous deux. » Elle a répondu : « Je veux bien. »
        Après le dîner, une des enfants a été acheter du papier.
        Puis, en haut, dans notre chambre à coucher, ma femme a écrit la lettre de rendez-vous à Van Goethem pour le vendredi suivant, à la gare de Flémalle, à la descente du train de 1 heure. Je voulais le battre, pour lui enlever l'envie de continuer ses rapports avec ma femme.
        Il n'y a pas eu la moindre dispute entre ma femme et moi. Elle m'a simplement demandé de ne montrer cette lettre à personne.
        Je décidai alors de me rendre à Jemeppe avec ma femme pour acheter des robes pour les enfants.
        J'avais les deux lettres dans ma poche. J'ai perdu de vue de mettre à la poste celle donnant rendez-vous à Van Goethem pour le vendredi suivant.
        Nous sommes partis vers 2 heures et demie pour aller prendre le train pour Jemeppe. Mais nous sommes allés à pied.
        Nous avons été acheter deux robes d'enfants. Nous avons ensuite traversé le pont de Seraing, avons circulé dans les rues et avons pris la direction du Val-Saint-Lambert. Ma femme désirait regarder les étalages. Nous ne sommes entrés nulle part. Au pont du Val-Saint-Lambert, le tram venait de partir. Il était près de 8 heures. Ma femme a proposé de retourner à pied. Nous avons passé le pont et pris le chemin de halage, comme le chemin le plus court.
        Nous discutions. Je lui ai dit : « J'ai perdu confiance en toi !2 Enfin, à un moment, pris de colère, je l'ai poussée d'un coup.
        L'ACCUSE se cache la figure dans son mouchoir et pleure.
        LE PRESIDENT, après avoir attendu quelques instants, interpelle l'accusé :
        – Allons, enlevez votre mouchoir ! Il faut continuer. N'avez-vous pas dit à votre femme : « Tu m'as assez trompé ! Tu ne me tromperas plus ! »
        – Non.
        – Vous l'avez dit à l'instruction. N'a-t-elle pas poussé un cri ?
        – Non.
        – Le chemin de halage est très large. Vous avez dû poussé très fort ?
        – Je ne m'en souviens pas.
        – Vous avez dit à l'instruction qu'elle avait poussé un cri et qu'elle était revenue une fois à la surface du fleuve.
        Il était alors vers 8 heures et demie. Vous n'êtes rentré chez votre frère qu'à 1 heure du matin. Votre belle-sœur est venue vous ouvrir.
        N'avez-vous pas dit à ce moment : « Ta sœur vient de m'en faire une belle ! »
        – Non, j'ai dit seulement : « Elle s'est sauvée pendant que j'étais entré un instant dans un magasin. Elle est probablement sauvée avec Van Goethem ! »
        – Et vous montrez alors la lettre. Pourquoi ne l'aviez-vous pas montrée à midi, au lieu d'attendre ? Le lendemain, vous vous répandez en menaces contre Van Goethem, disant que vous lui casseriez les deux jambes.
        Vous avez dormi très tranquillement auprès de vos enfants orphelins. Le lendemain vous êtes allé à Grâce-Berleur et avez montré la lettre à votre frère ainé.
        Vous louez une maison près de celle de votre frère et y demeurez quinze jours.
        Qu'est devenue la lettre ?
        – Je l'avais placée dans un tiroir.
        – Cependant, personne ne l'a vue ?
        – Ma mère l'a vue.
        – Votre mère, interpellée, a déclaré ne pas l'avoir vue. Vous êtes allé à Charleroi le 24 novembre. Pourquoi ?
        – Pour toucher ma quinzaine.
        – N'était-ce pas pour répandre le bruit que votre femme s'était enfuie ?
        – Non…
        – Vous êtes encore retourné à Charleroi d'autres fois ?
        – Deux fois.
        – N'alliez-vous pas là pour chercher Van Goethem ?
        – Le 12 décembre, une de vos belles-sœurs faisait des recherches pour retrouver sa sœur. Elle s'était adressée à un spirite. Pour détourner les soupçons, vous y êtes allé vous-même et avez interrogé le spirite.
        Enfin, vous êtes reparti pour Charleroi avec vos enfants, au moment même où on repêchait le cadavre de votre femme. Vous avez logé. Vous avez rencontré le lendemain Van Goethem.
        Avec votre frère Arthur, vous avez circulé dans les cafés avec Van Goethem. Ne lui dites-vous pas que votre femme s'était enfuie et est entrée en service près d'Engis, à vingt minutes de la gare ?
        – C'est lui qui a demandé à revenir avec moi.
        – Vous êtes allé chez votre avocat, à Charleroi, pour qu'il reconnaisse qu'il était l'amant de votre femme. Vous avez fait prendre énormément de libations à Van Goethem et ne l'avez-vous pas engagé à venir avec vous à Engis pour qu'il vienne solliciter votre femme de rentrer au domicile conjugal ?
        – Non. C'est lui qui s'est proposé de le faire.
        – Et c'est vous qui avez payé son train.
        – Oui.
        – Vous êtes arrivé avec Van Goethem à Engis vers 6 heures du soir ?
        – Oui.
        – Que s'est-il passé ?
        – Je voulais l'avoir à la même place que celle où j'avais eu ma femme, et le précipiter dans la Meuse.
        – N'aviez-vous pas déjà eu cette intention au moment où vous faisiez écrire cette lettre de rendez-vous ?
        – Non. Je pensais à mes petits enfants.
        – Singulière façon d'y penser que de tuer leur mère.
        Van Goethem a pu s'échapper et a passé la nuit dans les transes, dans une cabane de chemin de fer.
        Vous apprenez alors que le cadavre de votre femme était retrouvé, qu'on cherchait à l'identifier. Vous pénétrez à la Morgue et brisez le cercueil. Pourquoi ?
        – Je voulais revoir ma femme.
        – Vous avez circulé encore toute la journée du 14 décembre. Et, le 15, vous êtes allé vous rendre à la gendarmerie de Tilleur. Vous vous êtes débarrassé de votre revolver. Comment ?
        – Je n'en sais rien.
        – On avait confisqué votre revolver le 25 juillet. Vous vous en êtes procuré un nouveau.
        – Le 17 novembre déjà, vous aviez écrit à un homme que vous considériez comme un ancien amant de votre femme, le menaçant de mort s'il continuait à la voir.
        La lettre que votre femme aurait écrite spontanément le 20 novembre, saisie par vous et annonçant à Van Goethem qu'elle le rejoindrait prochainement, a été retrouvée, est donc reproduite. Lettre pleine de protestations passionnées. Cette lettre commence par ces mots : « Je commence par vous dicter cette lettre... »
        Quant à l'autre lettre fixant rendez-vous pour Flémalle, vous ne pouvez la reproduire. Pourquoi avez-vous conservé l'une et pas l'autre ?
       – J'avais pris l'une en poche pour la montrer à mes parents, tandis que l'autre a été déposée dans un tiroir, c'est pourquoi elle s'est égarée.

    LES TEMOINS

        M. le juge BONJEAN fournit divers renseignements sur l'instruction qu'il a dirigée. Le cadavre de la femme Dengis présentait diverses blessures. Les vêtements étaient ramenés au-dessus de la tête. Mais ces circonstances s'expliquèrent par des manœuvres pratiquées dans les écluses.
        Le parquet ordonna l'autopsie. On y procédait à la morgue de Jemeppe quand Emile Dengis se présenta et raconta que sa belle-sœur était disparue depuis le 20 novembre. Il ne put reconnaître le cadavre tant il était défiguré, mais il reconnut de façon positive certains des vêtements. C'était Ferdinande Humblet.
        Emile Dengis disait que des dissentiments existaient dans le ménage de son frère Félix et que celui-ci était capable de tuer sa femme.
         Le cercueil contenant les restes de la victime fut scellé après l'autopsie. Le lendemain, 15 décembre, le fossoyeur, en pénétrant dans la morgue, trouva qu'on y était entré par effraction, que les scellés avaient été brisés.
        M. le juge Bonjean se rendit le jour même sur les lieux. Le cercueil avait été ouvert à l'aide d'un canif. Un débris du cercueil avait été brûlé. On retrouva sur le sol des morceaux d'allumettes.
        M. Bonjean apprit qu'on avait vu Dengis le matin.
        Il donna l'ordre de l'arrêter. Or, quelque temps après, la gendarmerie avertissait le juge que Dengis venait de se constituer prisonnier et avait avoué avoir noyé sa femme.
        M. le juge rapporte les résultats de son instruction très compliquée avec une clarté, une précision tout à fait remarquables.
        Au cours de son premier interrogatoire le jour même de son arrestation, Dengis déclara qu'il n'avait eu aucune discussion avec sa femme, que subitement l'idée lui était venue de se défaire de sa femme, et qu'il l'avait poussée à la Meuse. Ce n'est que plus tard qu'il ait qu'une discussion avait surgi, parce qu'on avait reparlé de la lettre.
        A la gendarmerie, il avait dit avoir décidé de tuer sa femme, dès la découverte de sa lettre à Van Goethem.
        Dengis nia avoir tenu ce propos.
        Le maréchal-de-logis interpellé, a maintenu que Dengis lui avait fait la déclaration telle qu'il l'avait actée.
        L'accusé n'a jamais dit avoir oublié de mettre à la poste la lettre de rendez-vous à Van Goethem.
        Dengis après son interrogatoire, a passé tout le reste de l'audience sans relever la tête, le coude sur le genou, la figure cachée dans la main.
        Le juge d'instruction continuera l'après-midi.

    AUDIENCE DE L'APRES-MIDI

        L'audience est reprise à 3 heures précises.
        M. LE JUGE D'INSTRUCTION BONJEAN continue sa déposition.
        Après avoir précipité sa femme à l'eau, il s'est éloigné de quelques pas. Il a vu sa femme reparaître à la surface du fleuve, puis disparaître à jamais. Il a erré toute la soirée, et est rentré chez son frère vers une heure du matin. Il demanda à sa belle-sœur si sa femme n'était pas rentrée. A la réponse négative, il ajouta : « Elle m'en a fait une belle, va. » Elle a disparu pendant que, lui, était entré chez un marchand de tabac à Seraing. Il disait qu'il avait couru partout à toutes les gares, même à Longdoz à Liége pour la chercher. Elle est probablement partie avec un amant, déclarait-il.
        Il retournait souvent au bord de la Meuse et à l'endroit où il avait jeté sa femme à l'eau. « A cet endroit, j'étais plus calme, déclare-t-il ».
        A partir de ce jour, il a abandonné tout projet d'aller en Hollande. Il n'en parle plus. Il vend même son mobilier. Il cherche de la besogne.
        Le 12 décembre est le second grand jour. La sœur va consulter Antoine à Jemeppe pour savoir où est sa sœur. Depuis qu'il a été condamné, il ne fait plus le rebouteur. Antoine s'intitule maintenant spirite. Il a construit à ses frais un temple qui lui a couté 65,000 fr. Il reçoit par jour 50 ou 60 personnes. A la belle-sœur de Dengis, Antoine dit : « Envoyez-moi le mari. » Et pour détourner les soupçons, Félix Dengis se rend chez Antoine. Le spirite lui répond : « Votre femme va vous écrire. Vous saurez bientôt où elle est. »
        Le même jour, on repêchait le cadavre de la victime. Dengis s'était ce même jour aussi rendu à Charleroi. Il y rencontra Van Goethem qui lui répondit : « C'est tout de même malheureux d'avoir une femme comme la tienne. C'était moi qui avais l'air d'être le mari, et toi le simple logeur. »
        Dengis sut persuader à Van Goethem de revenir avec lui. A Engis, eut lieu une scène dans un cabaret.
        L'accusé a déclaré au juge d'instruction : « Je voulais le précipiter à la Meuse, mais non à Engis. Je voulais l'amener à l'endroit même où j'avais noyé ma femme et y jeter Van Goethem à son tour. »
        Van Goethem eut peur, n'osa pas quitter le cabaret. Des ouvriers l'emmenèrent et le cachèrent dans une cabane dépendant d'un charbonnage.
        Cette même nuit, il pénétrait à la Morgue.
        Il voulait revoir sa femme. Il fit sauter les vis du cercueil. Mais la tête avait disparu. Les magistrats l'avaient emportée, en effet. Cependant, Dengis reconnut sa femme à ses mains, à un doigt de pied qui chevauchait.
        Il alluma des allumettes, travailla dans l'obscurité, essaya de brûler une planche de cercueil pour s'éclairer, mais n'y réussit pas. Alors il s'assit.
        Cette scène d'un tragique shakespearien dura, paraît-il, plus de trois heures. Il s'assit, puis il pria.
        J'ai tenu à être tout à fait certain que le cadavre était bien celui de la femme Dengis. J'ai fait demander à Dengis si cela ne lui ferait rien de voir la tête de sa femme. Il m'a répondu que non. Au contraire. J'ai fait préparer la tête. Les docteurs lui avaient rendu expression humaine. Je suis allé avec Dengis à la Morgue. On a découvert la tête arrangée dans son lit, comme si elle tenait au corps. Dengis est entré d'un pas très ferme. J'étais à côté de lui. Dengis s'est mis à genoux, s'est écrié : « C'est bien elle. Qu'elle me pardonne. Je lui pardonne. Qu'elle ait sa place au paradis. »
        Sa douleur a été très poignante. Je crois qu'il aurait été trop ému pour signer son procès-verbal.
        Quand il parlait de sa femme et surtout de ses enfants, il se mettait à pleurer. Il m'a demandé de m'occuper de ses enfants, de tâcher de les placer dans une institution charitable.
        Je me suis adressé deux fois à la Société des Enfants Martyrs.
        Il n'y a que le mari qui a reconnu formellement sa femme. Les autres parents n'osaient pas être tout à fait catégoriques, tant elle était méconnaissable. On lui avait fait des yeux bruns et elle les avait noirs. Les cheveux étaient si emmêlés qu'on avait dû les lui couvrir à l'aide d'un mouchoir.
        M. LE PRESIDENT. La Cour vous félicite de la laborieuse et très complète instruction que vous avez faite.

    La Meuse, 25 avril 1907, soir (source : Belgicapress)


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