• La Meuse, 26 avril 1907, soir (source : Belgicapress)

    Felix Dengis (La Meuse, 26 avril 1907, soir)(Belgicapress)COUR D'ASSISES

    LE DRAME DE CHOKIER

    UN MARI QUI JETTE SA FEMME DANS LA MEUSE

        La population de Jemeppe et de Chokier se passionne pour l'épilogue de ce drame sombre, un des plus poignants que nous ayons vu se dérouler devant les assises depuis plusieurs années. Aussi les habitants de ces villages ont-ils envahi dès l'ouverture des portes l'enceinte réservée au public. Il y règne un véritable entassement.
        Ce drame et les scènes tragiques auxquelles il a donné lieu soulève les questions de responsabilité les plus intéressantes.
        Un certain nombre de témoins ne sont cités que pour l'audience de cette après-midi. L'affaire ne sera donc terminée probablement que demain soir.
        Félix Dengis conserve la même attitude lassée, même apparence indifférente que la veille. La tête baissée, il regarde cependant en dessous tous les témoins qui défilent.
        Parfois, il se cache la figure dans son mouchoir.

    Les témoins

        On reprend l'audition des témoins. Ce sont les témoins cités à la demande de la défense.
        Plusieurs d'entre eux viennent déposer de faits et de racontars sans intérêt pour le public.
        Certains de ces témoins, avec la prudence campagnarde, ne veulent absolument rien dire. Ils ne connaissent même pas l'accusé, bien qu'il eût habité à côté de leur maison.
        Et ils le déclarent avant même que le président ne leur ait demandé leurs nom et prénoms ! Il n'y a pas moyen de les faire sortir d'une formule plus que vague. Beaucoup ne veulent même pas regarder l'accusé. Il faut que le président insiste pour qu'ils tournent la tête de ce côté !
        Ou bien, pour satisfaire tout le monde, d'autres déclarent : « Le mari était un brave homme, la femme était une brave femme ! »
        Ce sont, en effet, surtout des témoins de moralité que toutes ces personnes.
        Les renseignements fournis sur l'accusé sont favorables. Le ménage paraissait uni.
        M. Léon SCOHIER, porion marqueur de Marcinelle, a eu sous ses ordres Félix Dengis. Un jour, il est entré dans son bureau, la hache à la main. Il a dit : « Il faut qu'un de nous meurt ! » Il a cependant déposé sa hache. Je lui fait son compte et lui ai dit de s'adresser à l'ingénieur.
        Il a ajouté : « Je reviendrai si je ne suis pas payé ! » Il a fait des excuses dans la suite.
        LE PRESIDENT. Oui. Mais cela vous a fait tellement d'impression au moment même que vous avez porté plainte.
        LE TEMOIN. Oui.
        M. LE PRESIDENT. Et il y a eu des poursuites correctionnelles ? Et Dengis a été condamné ?
        LE TEMOIN. Oui
        Me PETY DE THOZEE. Après cela, il a été néanmoins repris par le charbonnage. Et l'accusé n'a plus eu que de bons rapports avec le porion.
        Alfred CHAINIEUX est un neveu de l'accusé. Il a écrit à une autre tante une lettre dans laquelle il annonçait la disparition de sa tante, Ferdinande Humblet, qui devait être partie avec un amant.
        Or, cette lettre a été écrite à la demande et à l'instigation de l'accusé.
        Jean-Baptiste DENGIS est trop jeune pour prêter serment. C'est également un neveu de l'accusé. C'est chez ses parents, à Chokier, que l'accusé, sa femme et ses enfants sont venus s'installer au mois de novembre pendant 15 jours.
        Sa tante Ferdinande Humblet a disparu après sept ou huit jours.
        Le dernier jour, vers midi, elle lui a demandé « une cenne » pour aller acheter du papier. C'est une des fillettes de sa tante qui a été chercher ce papier. C'était lui qui avait indiqué où on en vendait.
        Il n'y est pas allé lui-même parce qu'il avait mal à la jambe. La petite a rapporté une feuille et une enveloppe. La feuille était blanche et l'enveloppe était bleue, et très grande.
        Le Président insiste beaucoup sur ces détails et lui exhibe une petite enveloppe blanche. L'enfant déclare que ce n'est pas celle-là.
        Or, c'est cette petite enveloppe que l'accusé déclare avoir saisi dans le lit, et qui contenait la lettre de sa femme à Van Goethem.
        LE PRESIDENT. Vous entendez, Dengis ?
        L'ACCUSE. L'enfant se trompe ou ne se souvient pas.
        Le juge d'instruction, rappelé, déclare que l'enfant lui a toujours fait exactement la même déposition.
        LE TEMOIN ajoute qu'un peu après on est allé acheter une autre feuille de papier. Son oncle – l'accusé – et sa femme sont allés faire la lettre en haut.
        Son oncle a dit à sa femme : « Eh bien ! va-t-on faire la lettre ? » Et ils sont montés dans leur chambre.
        Le petit déclare qu'il n'a pas vu le papier à lettre acheté en second lieu.
        Emile DENGIS, mineur à Chokier, est le frère de l'accusé. Il est entendu en vertu du pouvoir discrétionnaire du président et sans prêter serment.
        Le ménage de l'accusé est arrivé en novembre – le 16 – venant de Marcinelle. L'accusé disait que son mobilier était expédié pour la Hollande.
        Il disait qu'il quittait Charleroi parce que sa femme avait des amants. Le lundi 19 novembre, Dengis est parti avec son fils aîné. Il avait dit qu'il allait chercher de l'ouvrage et une maison en Hollande. Il n'est rentré que le mardi, vers midi, et est sorti avec sa femme pour aller acheter des robes pour les enfants, annonçant que, le lendemain, ils partaient pour la Hollande.
        Rien d'extraordinaire n'avait été remarqué au moment de leur départ. Félix Dengis est rentré seul vers une heure du matin. La femme du témoin s'est levée pour lui ouvrir. Elle lui a dit en venant le rejoindre : « Ton frère m'a montré une lettre que ma sœur écrivait à un amant. Van Goethem. Voilà ce que c'est de ta sœur. »
        Le lendemain, l'accusé a raconté que sa femme s'était sauvée pendant qu'il était entré dans un magasin de tabac.
        L'accusé n'a pas montré la lettre que sa femme avait écrite, sur son instigation, et donnant rendez-vous à Van Goethem. On a cependant parlé de lettre.
        Les jours suivants, son frère a fait diverses démarches, demandant qu'on recherchât sa femme. Il racontait la fuite de sa femme et s'en plaignait. Des disputes éclataient parfois dans le ménage de mon frère et de sa femme Ferdinande Humblet. Son mari trouvait qu'elle dépensait trop d'argent. Des scènes de violence ont eu lieu à diverses reprises.
        Le témoin croyait absolument à la version donnée par son frère à la disparition de Ferdinande Humblet avec un amant.
        Quand il a appris, le 13 décembre, qu'un cadavre de femme venait d'être repêché à Jemeppe, il s'est rendu au cimetière et a déclaré qu'il croyait bien que c'était sa belle-sœur.
        Son frère – l'accusé – n'est pas venu chez lui ce jour-là.
        La veille – avant de partir pour Charleroi – il était venu chez le témoin apporter sa montre, sa pipe et trente francs.
        Le lendemain 14 décembre soir, Félix Dengis est venu amener sa fille dans le corridor d'une maison voisine. Le 15 il allait se constituer prisonnier.
        La déposition d'Emile Dengis s'éternise, à propos de divers incidents, d'allées et venues de l'accusé. Une appréciation du témoin ayant dit que son frère était capable de tuer sa femme et des motifs de cette appréciation a failli amener un incident. Le Président a refusé de poser une question. Me Pety a déposé des conclusions. Puis tout s'est arrangé.
        Mme EMILE DENGIS est la femme du précédent témoin et en même temps la sœur de la victime.
        Sa sœur, Ferdinande Humblet, était mécontente de quitter Charleroi. Le mardi 20 novembre, le témoin n'était pas à la maison quand l'accusé est rentré vers midi et quart.
        Quand elle est rentrée, elle n'a rien remarqué d'anormal.
        Après avoir dîné, Félix Dengis a dit à sa femme : « Nous irons faire cette lettre là. » Et il a pris sur un meuble une feuille de papier et une enveloppe qu'il avait fait chercher un peu avant le dîner par une de ses fillettes. L'enveloppe était petite et blanche.
        Auparavant, le fils du témoin avait prêté « une cenne » à sa tante Ferdinande pour aller chercher déjà une feuille de papier et une enveloppe.
        Les époux Emile Dengis sont restés 12 ou 15 minutes dans leur chambre. Ils paraissaient tout à fait d'accord. Ils ont ensuite dit qu'ils allaient sortir pour acheter des robes aux enfants.
        Le mari, pendant que sa femme s'habillait, a montré dans sa poche l'extrémité d'une lettre. C'était l'enveloppe blanche. Il y avait une adresse inscrite sur cette enveloppe, mais le témoin n'a pu la lire. Il disait que son fils ainé était resté en Hollande où, affirmait-il faussement il était allé la veille pour louer une maison et décharger son mobilier.
        Félix Dengis est rentré seul vers une heure du matin. Il a dit : « Ferdinande est-elle rentrée ? » Le témoin a demandé : « Où est-elle ? » – Voilà une lettre qu'elle a écrit, répondit-il. Et il montra une enveloppe qui devrait être celle qu'il avait en poche en sortant. Il a raconté alors que sa femme s'était enfuie ; qu'il avait trouvé cette lettre dans un lit ; qu'il ne l'avait pas montrée à 2 heures avant de partir à la demande de sa femme elle-même qui, disait-elle, aurait été honteuse.
        Deux jours après, la sœur demanda : « N'est-ce pas vous qui l'avez fait écrire ? »
        – Non. Celle-là était une lettre de rendez-vous à Van Goethem, où je serais allé, répondit-il. Il n'a pas montré cette lettre.
        LE PRESIDENT. – Dengis, pourquoi ne la montriez-vous pas ?
        L'ACCUSE. – Parce que je l'avais déjà déposée dans un tiroir, et que je n'avais pas besoin de la porter dans ma poche.
        Mme DENGIS. – L'accusé se montrait furieux du départ de sa femme. « Je lui casserai les deux jambes, disait-il, si je la rencontre. »
        La victime se plaignait beaucoup de son mari. Elle raconta à sa sœur que quelques jours avant leur départ de Marcinelle, son mari lui avait posé le revolver sur la poitrine. Cette querelle était basée encore sur des motifs de jalousie.
        Jean-Joseph DENGIS, maçon, Grâce-Berleur, est le père de l'accusé. Celui-ci a eu une méningite à l'âge de 17 ans. A la suite de cette maladie, son caractère s'est complétement modifié. Pour la moindre contrariété, il se mettait en colère. Il fallait avoir beaucoup de patience avec lui.
        Mme Antoinette DONY, épouse Dengis, à Grâce-Berleur, mère de l'accusé, dépose ensuite sur divers incidents.
        Elle dit qu'elle a rangé des papiers se trouvant dans un tiroir. Or, elle y a vu la lettre écrite par Ferdinande Humblet à Van Goethem. Elle ne l'avait pas dit jusqu'ici parce qu'elle ne s'était jamais trouvée dans de semblables circonstances. La lettre commençait ainsi :
        « Mon très cher Ferdinand. Je vous écris quelques mots de lettre pour vous faire venir vendredi à la gare de Flémalle. Je vous aime trop, etc. »
        Quand j'ai eu lu cela, je n'ai pas continué. J'étais bouleversée.
        LE PRESIDENT. Vous n'avez dit cela ni à la police ni au juge d'instruction.
        LE TEMOIN. C'est exact. Je ne l'avais pas dit parce que j'avais brûlé cette lettre.
        Des frères, des belles-sœurs, des neveux de l'accusé continuent à défiler. Plusieurs reviennent sur des incidents, des relations qu'ils soutiennent avoir existé entre Van Goethem et la victime. On a ainsi entendu dix Dengis !
        Tous ces témoins, sauf, pendant quelques secondes, la mère, déposent avec un calme, un impassibilité déconcertants.
        Il reste quelques témoins à entendre.
        Le réquisitoire sera prononcé cette après-midi.

    AUDIENCE DE L'APRES-MIDI

        La Cour reprend audience à 3 heures.
        L'audition des neuf derniers témoins ne prend que peu de temps.
        M. CORILLON Constant, garde champêtre à Chokier, a reçu la visite de l'accusé qui lui a dit que sa femme s'était enfuie avec un amant, et qui lui demandait le moyen de la faire revenir.
        M. HERBILLON Alfred, à La Malieue, a connu Ferdinande Humblet avant son mariage.
        Il l'a courtisée pendant quelques mois. Il nie avoir eu des relations avec elle après son mariage. Il a reçu le 17 novembre 1906 une lettre de menaces de Dengis, prétendant qu'il était l'amant de sa femme. Il a porté plainte contre Dengis.
        Mme CHAINEUX, aux Awirs, est la belle-sœur de l'accusé. Ferdinande Humblet lui a raconté que son mari l'avait menacé de la tuer si elle ne le suivait pas en Hollande. Elle lui a dit aussi un autre soir que si ce n'était pas pour ses enfants elle s'en irait si loin qu'on n'entendrait plus parler d'elle.
        Après la disparition de sa femme, elle s'est rendue chez le spirite Antoine, de Jemeppe, demander où était sa sœur. Antoine lui a dit de lui envoyer plutôt le mari de la disparue. Elle a transmis cette demande à l'accusé, qui est allé à son tour chez Antoine.
        Mme LOUIS RALET, à Chokier, a entendu dans la soirée du 13 décembre du bruit dans le corridor de sa maison. Elle est allée voir. C'était la fillette de l'accusé que celui-ci avait amené, et qui s'était éloigné. Mme Ralet a logé l'enfant et a été la conduire le lendemain matin, chez sa tante.
        M. WISEUR, maréchal des logis à Charleroi. Van Goethem lui a dit qu'il était amoureux de l'épouse Dengis ; qu'il l'avait déjà embrassée ; qu'il n'avait pas eu de relations avec elle ; que d'ailleurs s'il en avait eu, il ne le dirait pas, parce que personne ne les avait vu.
        CHAPELIER Alexis gendarme à Flémalle-Grande, a été chargé ce matin de certains devoirs par le président, en vertu de son pouvoir discrétionnaire.
        Il vient en rendre compte. Il s'est rendu chez M. Baudinet, papetier à Chokier, pour demander si on se rappelait avoir vendu du papier, dans le courant de novembre. Mme Baudinet dit avoir vendu à deux reprises au petit garçon de l'accusé du papier à lettres. Elle ne peut affirmer qu'elles étaient les enveloppes.
        Or, c'est ce point des enveloppes qu'il eût été intéressant d'éclairer.

    La Meuse, 26 avril 1907, soir (source : Belgicapress)


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