• Marcel Moreau - Pour moi, vivre, c'est prendre de vitesse la décomposition

        Il s'appelait Nazaire. Pensant à la mort, ce n'est pas son visage de vieux torturé que je revois, ni son ultime secousse que je ressens, mais tous les signes de la vie manquée réunis quelque part, là, sur le lit. Plus que l'après-mort, c'est la pré-mort qui m'obsède, c'est l'immobilité du vivant accordée à celle du gisant. Ce qui me parle du néant, ce n'est pas le cadavre, mais la petite existence close, le pourrissement d'un regard, la lente dérive du corps, le ver dans la pensée, l'incapacité de recréer sans cesse autour de soi autre chose que l'habitude congénitale de servir, de nettoyer la maison, de manger les mêmes mets, d'aller, de venir, de reprendre invariablement sa place sur cette chaise, qui n'a pas bougé et d'où l'on dit les mêmes choses, d'où l'on fait les mêmes gestes, dans une sorte d'horrible fidélité au froid. Plus que dans une grande ville, où le grouillement urbain fait illusion, la mort des vivants est perceptible au village. Lorsque j'y retourne, j'ai parfois l'impression de marcher dans un décor rongé, une espèce de 'saprocosme', où des jeunes se traînent, s'ennuient, où l'on voit les peaux molir, les fanons baller, les yeux s'éteindre, où les alcooliques sont un peu plus violacés encore que la dernière fois et où je ne sais quelles micro-agonies s'ébruitent discrètement jusqu'à moi. Je me dis alors que ceux qui ne se battent pas meurent plus vite et plus mal que ceux qui se battent. Pour moi, vivre, c'est prendre de vitesse la décomposition, la juguler d'éclairs. Ceux de la révolte, ceux de la haine s'il le faut, ceux de l'art, si c'est possible.

    Marcel Moreau, Egobiographie tordue (L'ivre Livre), p.23
    in Incandescences, Editions Labor - Espace Nord, Bruxelles, 1984


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