• Un prophète au pays noir (Le Matin, 15 février 1909)

    Un prophète au pays noir (Le Matin 15 février 1909)UN PROPHETE AU PAYS NOIR

    Il a un temple et des fidèles : S’il n’est certain
    qu’il guérisse, il fait, du moins, fleurir
    le commerce

        MAUBEUGE, 14 février. - Par dépêche de notre envoyé spécial. — Louis Antoine est un prophète. Que dis-je ? Un prophète, un demi-dieu tout au moins, car d’un geste, d’un mot, d’un regard, il vivifie les égrotants, rafraichit les fiévreux et fait gambader cagneux, bancals et boiteux !
        J’ai connu l’émouvant honneur de causer avec lui hier à Jemeppe-sur-Sambre, où j’étais venu tout exprès pour me courber sous le dictame de sa parole.
        Avant d’être admis en la présence d’un homme doué de qualités aussi remarquables, j’avais entendu raconter des choses fantastiques. Ici, c’est une femme de soixante-dix ans, atteinte d’un cancer à l’estomac, abandonnée par les médecins, et qui, après sa visite à Antoine, se reprend à boire de la bière et à manger des biftecks saignants sans le moindre embarras. Là, c’est un homme perclus de rhumatismes, dont les souffrances sont brusquement abolies. Que sais-je encore ? Pour tout dire, ces cures ne sont point si fréquentes que certains voudraient le faire entendre. C’est du moins ce que l’on chuchote à Jemeppe, où le nom d’Antoine fait éclore quelques sourires sceptiques : nul n’est prophète en son pays.
        Néanmoins le guérisseur y est entouré de la considération due à un homme qui contribue puissamment à la prospérité du commerce local. Lorsque je m’informai de la demeure d’Antoine, chacun me désigna un petit clocheton qui s’élève au-dessus des maisons.
        — Vous le trouverez dans son temple.
        On a beau n’être pas d’une excessive timidité, avoir « reporté » et interviewé un peu partout, l’idée d’aborder un monsieur qui demeure dans son propre temple procure une petite émotion. Je me bardai d’aplomb pour me présenter au seuil d’un édifice en briques, construit selon les plus déplorables formules de la moderne architecture catholique. Mais je me heurtai à une sorte de servante-sacristain, qui me déclara tout net que « le Maître » ne recevait pas ce jour-ci, car cela « contrariait les lois éternelles et coupait le fluide ».
        Si épouvanté que je fusse par l’idée de « couper le fluide », j’insistai pourtant avec une telle vigueur, que la porte du temple s’ouvrit devant moi. Je me trouvai dans une chapelle où l’autel était remplacé par une tribune, devant laquelle s’alignaient des rangées de bancs.
        Soudain, au fond, une porte (j’allais dire la porte de la sacristie) s’entrebâilla, et je vis apparaitre le prophète.
        Hélas ! nous vivons à une époque désolante, où les prophètes eux-mêmes, ressemblent à des huissiers de province. L’homme que j’avais devant moi paraissait avoir une soixantaine d’années. Il était vêtu d’une redingote noire assez fatiguée ; son regard incertain et vague se révélait sous d’épais sourcils, et en dépit de la lourde moustache tombante et de la barbe blanche taillée en pointe, une impression de timidité un peu falote se dégageait de sa physionomie.
        - Lisez ! ordonna-t-il.
        Et son doigt désignait une inscription qui étalait sur les murs du temple, au-dessus de la brique, ces mots admirables : « Un seul remède peut guérir l’humanité : la foi. C’est de la foi que nait l’amour, l’amour qui nous montre dans nos ennemis Dieu lui-même. Ne pas aimer ses ennemis, c’est ne pas aimer Dieu, car c’est l’amour que nous avons pour nos ennemis qui nous rend dignes de le servir. C’est le seul amour qui nous fait vraiment aimer, parce qu’il est pur et de vérité. »
        Ayant lu, je regardai M. Antoine d’un cil plein d’inquiétude.
        – Voilà ! dit-il. Maintenant allez, vous êtes guéri. Pensez à Antoine.
        Et il me tourna le dos.
        Désespérant, j’attrapai une basque de sa redingote et je lui expliquai que ce n’était point le souci de ma santé qui m’amenait vers lui, mais l’écho de sa gloire.
        Je ne suis qu’un pauvre ouvrier, dit-il d’une voix, dolente. J’ai travaillé longtemps dans une usine de métallurgie. Déjà je m’occupais de spiritisme. J’étais malade, très malade ; les médecins me disaient qu’il n’y avait rien à faire. Alors j’ai prié. Les esprits m’ont transmis l’espoir divin, et je me suis guéri tout seul. Des gens sont venus à moi ; je les ai guéris aussi. C’est la foi ! J’étais inspiré, j’avais la certitude de la non-existence du mal et de l’auréole de la conscience. C’est tout naturel.
        Ce discours me jeta dans un grand désarroi cérébral.
        - Mais comment guérissez-vous ? m’écriai-je, tout angoissé.
        - Je ne mange jamais de viande, répondit le prophète, et jamais je ne franchis le seuil de ce temple.
        Peu à peu le guérisseur se mit en confiance. Il me raconta qu’il n’acceptait jamais la moindre obole pour prix de ses inestimables services ; mais que ce fut une grande joie dans sa vie lorsqu’une dame très riche, et qu’il avait guérie, lui avait fait construire le temple où nous nous trouvions. Il m’avoua encore qu’il rencontrait bien des obstacles dans l’exercice de son sacerdoce ; que certains malades n’arrivaient pas auprès de lui dans un état d’extase suffisant, et que d’autres s’obstinaient à avaler des médicaments, ce qui nuisait beaucoup à l’efficacité de son action. Je sus enfin que les médecins avaient tenté de lui créer des ennuis, et que les prêtres eux-mêmes n’appréciaient point son apostolat avec toute l’onction désirable.
        Quand je fis mine de me retirer, M. Antoine posa une main tutélaire sur mon épaule :
        - C’est bien à vous, mon fils, me dit-il, d’être venu voir un pauvre homme sans instruction comme moi. Un pauvre homme inspiré, oui, mais pas intelligent, pas très intelligent.

    Le Matin, 15 février 1909


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