• Causerie judiciaire, Premiers effets d'une secte (Le Petit sou, 22 avril 1914)

    Causerie judiciaire, Premiers effets d'une secte (Le Petit sou, 22 avril 1914)Causerie judiciaire

    Premiers effets d'une secte

        De même que les hérésies anciennes, les sectes modernes ne font pas seulement des dupes, mais des victimes. Constatation que les juges de la quatrième chambre ont dû faire, ces jours derniers, à propos d'une affaire banale, mais où l'on a une vision nette des ravages que peuvent causer ces doctrines antisociales qui ne sont qu'une réédition, un mélange ou une édulcoration de vieilles hérésies dont on poursuivait, autrefois, les propagateurs, lorsqu'il existait en état normal, soucieux de l'équilibre moral des citoyens.
        L'antoinisme – c'est de cette secte qu'il s'agit dans cette affaire – implanté chez nous depuis peu, n'a pas encore pu causer de grands maux, ni surtout se répandre bien loin, mais, puisqu'il commence à faire parler de lui dans les prétoires, il n'est pas inutile – ne fût-ce que pour expliquer le cas en question – en dire quelques mots.

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        Le fondateur de cette secte nouvelle, un certain Antoine, vivait en Belgique dans la plus complète obscurité. C'était un homme pieux, qui resta bon chrétien jusqu'aux environs de quarante-deux ans. C'est à ce moment que son fils, âgé d'une vingtaine années, mourut.
        Le malheureux Antoine, à partir de cette époque, commença à s'égarer. On lui assura que le spiritisme enseignait le moyen de converser avec les morts. Il se laissa entrainer, assista à des réunions spirites, et y apprit, par la voix de son fils lui-même, que le défunt était « devenu pharmacien à Paris » !
        Vivement intéressé par cette doctrine de la réincarnation, il montra un grand zèle. Il dirigea les « Vignerons du Seigneur », association de gens du même acabit, et non pas, comme on pourrait le croire, syndical d'ivrognes. Il fit paraître une sorte de catéchisme spirite. Comme Faust, il conjura les esprits. Léon XIII, lui-même – à ce qu'on assura – condescendit à se faire entendre. Malheureusement, il parlait un français-belge déplorable, avec un fort accent wallon.
        Il ne manquait plus à Antoine qu'un vague vernis pseudo-scientifique. Il se lia avec un certain « docteur » Carita. Quand il jugea que son savoir était suffisant, il lança des circulaires dans les villes d'eaux et un peu partout. Il y assurait qu'il était en mesure de soulager, non pas seulement toutes les maladies physiques, mais encore les afflictions morales.
        Un beau jour, Antoine pensa qu'il n'avait plus besoin du « docteur », puisqu'aussi bien il en savait assez long pour le rôle qu'il voulait jouer. En effet, les ménagères lui amenaient leurs enfants et les gorgeaient de ses remèdes. Il passa bientôt pour un saint, et d'autant plus facilement que souffrant, depuis une vingtaine d'années, d'une maladie d'estomac, il suivait un régime végétarien, et menait une vie très retirée, ce qui lui permettait d'éviter les cas embarrassants.
        Mais son influence grandissait et s'étendait. Son audace aussi. Alors, comme il en avait usé avec son docteur, il congédia les esprits qui l'assistaient, et les remplaça par des fluides. En même temps, il fondait une nouvelle école « spiritualiste », et ordonnait à ses partisans une certaine drogue dont le commerce le fit condamner pour exercice illégal de la médecine.
        Pour éviter pareils ennuis, Antoine se borna à vendre des bouteilles d'eau « magnétisée », dose proportionnée aux besoins du malade. C'était encore trop compliqué. Il se borna à « magnétiser » des bouts de papier qu'il suffisait de tremper dans de l'eau. Le génie est simplificateur.
        Il expliquait les phénomènes de son magnétisme – dont on ne voyait d'ailleurs pas les effets – par une théorie de la foi et des fluides. La maladie, c'est un fluide mauvais qui n'est autre que l'imagination. C'est donc l'imagination qu'il faut guérir.

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        Ses partisans devenaient de plus en plus nombreux. Il imposait les mains à des quantités de personnes, renouvelant ainsi la pratique manichéenne du « Consolamentum ». Enfin, on mit à sa disposition un temple ou, chaque dimanche, le bon Père, sans un mot, laissait tomber sur la foule des cascades de fluide. Ceux qui avaient la foi devaient être guéris. Quant à ceux qui restaient malades, c'est qu'ils n'avaient pas la foi.
        On se demande comment cette farce a pu durer aussi longtemps, car Antoine ne guérissait évidemment personne. Il remontait un peu le moral de ses auditeurs, et c'est tout. A ce traitement, les malades n'allaient pas loin, et s'ils mouraient, Antoine n'y pouvait rien. Il essaya, une fois, d'en rappeler un à la vie. Mais il ne recommença pas celle comédie qui eût pu ruiner son industrie.
        Se donnant comme envoyé pour la régénération de l'humanité, il prédit sa mort à plusieurs reprises, sans en porter plus mal. Cet événement n'arriva qu'en 1912. Son enterrement montra les progrès énormes de sa secte. Cent vingt mille personnes, assura-t-on, défilèrent à son enterrement, au temple de Jemeppe-sur-Meuse.
        Sa veuve prit la suite de l'affaire, sous le nom de « la Mère », aidée par des sous-ordres répandus dans quelques villes, notamment à Paris, Tours, Vichy, Nice, Monte-Carlo, Aix-les-Bains, Grenoble, etc. Les théosophes, occultistes et spirites ont été pour beaucoup dans la fondation de ces groupes.
        En octobre dernier, à Paris, les antoinistes inaugurèrent leur local, sorte de petite chapelle sans mobilier, en dehors d'une tribune, où, le dimanche, le gérant de l'officine, tenant à la main un arbuste dénommé « arbre de la science, de la vie, du mal », procède à la lecture des instructions. Des femmes, dont le costume tient de celui des nourrices anglaises et de l'uniforme de l'Armée du Salut, l'aident à endoctriner les profanes.
        Leur propagande, habilement faite, tend à faire croire – c'est le système souvent employé par les sectes – que leur doctrine n'est l'ennemie d'aucune religion, et qu'on n'a pas à en changer pour entrer chez eux. La vérité, c'est que leur doctrine est un mélange d'absurdités blasphématoires, et qu'elle présente des côtés nettement sataniques. Leur morale repousse la loi divine. Le mal n'existe pas, pour eux. C'est, disent-ils, un « aspect de l'évolution des êtres, une condition de progrès ». On touche donc, ici, aux plus vieilles hérésies, à la théosophie, comme au manichéisme.

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        Dans ces conditions, on imagine les ravages que peut causer cette doctrine de non-résistance au mal moral comme au mal physique. On en trouve les effets dans l'affaire à laquelle nous avons fait allusion, et qui se résume en peu de mots.
        Dans un ménage, jusque-là uni, le mari donne dans les théories antoinistes. Aussitôt, la vie commune devient impossible.
        Le mari – lit-on dans le jugement de la quatrième chambre – « se refuse à subvenir aux besoins du ménage, et fondant son inertie sur les principes de la secte religieuse à laquelle il déclare appartenir, et qui lui font un devoir de négliger les détails matériels ». Et plus loin : « lors d'une maladie qu'elle (sa femme) a faite, elle n'a trouvé chez lui que des reproches pour s'être fait soigner ». Le mari, au surplus, « a signifié formellement à sa femme qu'il entendait ne reprendre la vie commune qu'à la condition de la voir se conformer aux préceptes auxquels il obéit lui-même... »
        Et le tribunal a accordé le divorce au profit de la femme, parce que le mari, « en persistant dans cette attitude, marque pour sa femme un éloignement où le tribunal est fondé à voir une injure grave ».
        Conséquences logiques de cette doctrine anarchique, mais que ne faisait pas prévoir, aux yeux des profanes, le prospectus distribué par les initiés au temple de la rue Vergniaud, car on lit, dans ce factum, que les antoinistes auront « les mêmes regards pour l'incroyance » et qu'ils ne veulent que du bien à leurs semblables. Les propagateurs de cette secte peuvent espérer que cette audace leur réussira, puisqu'à l'heure actuelle il se trouve encore des naïfs capables de croire que la franc-maçonnerie, suivant ses propres déclarations, « respecte la foi religieuse de chacun de ses membres »...

    Le Petit sou, 22 avril 1914


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