• Jacques Valdour, Ouvriers parisiens d'après-guerre (1921)

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        Au pied de la Butte-aux-Cailles, les Antoinistes ont édifié un petit temple. Une inscription, placée près de la porte, le proclame ouvert jour et nuit à ceux qui souffrent. J'y entre un dimanche matin, à l'heure de l'office. La petite salle, qui peut contenir un peu plus d'une centaine de personnes, est emplie de fidèles : une vingtaine d'hommes et de femmes, tous vêtus de noir ou d'étoffes sombres. Immobiles, le regard fixe, ils écoutent, dans un recueillement profond, la lecture des « Œuvres » du « père » Antoine, que leur fait l'officiant, un homme déjà âgé, vêtu d'une longue lévite noire, assis dans une petite chaire au-dessus de laquelle s'étale, peint sur un panneau de verre, un arbre défini par cette formule : « L'arbre de la science de la vue du mal. » Et le mur du fond porte, écrit en lettres capitales : « L'enseignement du Père, « c'est l'enseignement du Christ révélé à cette « époque par la Foi. Un seul remède peut « guérir l'humanité, la Foi. C'est de la Foi « que naît l'amour... »
        D'une voix lente et monotone, nue et grise comme les murs de cette salle, le lecteur laisse tomber les phrases obscures où, revenant sans cesse, les mots « foi », « croyance », « Dieu », « conscience », « Providence », « le Père », s'amalgament. Mais, tout d'un coup, dans cette rédaction brumeuse, fulgure l'erreur infâme : «... Ce n'est que par la forme que les religions différent... Si Dieu ne peut faire le mal, il n'est pas libre... C'est nous qui faisons Dieu à notre gré.., Croyons que nous sommes Dieu nous mêmes ; croyons que nous pouvons ce que nous voulons... Je puis maintenant vous révéler ce qu'il en est de la conversion d'Adam. Il est faux que nos premiers parents aient péché. Adam, c'est le moi conscient ; Eve, le moi intelligent. Tout être doit passer par l'incarnation pour jouir du vrai bonheur... Adam vivait en Dieu, mais ne pouvait le comprendre parce qu'il était inconscient. Adam est venu apprendre sur la terre le bonheur dont il n'avait pas conscience. Le serpent est la loi de la liberté. La loi divine n'interdisait pas à Adam d'aller à Eve. Nous allons à Dieu par l'amour du prochain. L'amour vrai anéantit toute loi , Nous ne ressentons l'amour qu'à travers notre semblable. En se rapprochant d'Eve, Adam fonde l'édifice de la solidarité. Disons, comme Eve, que le serpent était le vrai Dieu. C'est par un effet de la Providence qu'Adam va vers Eve pour développer l'embryon de l'amour... Eve lui apparaît avec l'arme de la vérité, le serpent. On ne peut aller à Dieu que par son semblable. Eve l'apprend à Adam. Lui montrant le serpent : Voilà, lui dit-elle, le vrai Dieu, auquel vous ne pouvez aller que par moi, par la solidarité ; alors les lois n'existeront plus pour nous ; l'amour les aura surmontées... » 
        Ainsi donc, « le Serpent, voilà le vrai Dieu ». Il est « la loi de la liberté». Libre, il « peut faire le mal ». Or, « nous sommes Dieu nous-mêmes », et par conséquent libres, et libres de faire légitimement le mal : « nous pouvons ce que nous voulons ». C'est « l'incarnation » qui permet aux êtres de « jouir du vrai bonheur » — donc, le bonheur charnel — dans « l'amour du prochain », amour que nous ne ressentons qu'à travers notre semblable », comme « Eve l'apprend à Adam »; et cet « amour vrai anéantit toute loi ». « Croyons que nous pouvons ce que nous voulons. » 
       Les élucubrations, dont Antoine a noirci des pages d'une incohérence rédactionnelle fatigante, cachent le vieux levain panthéiste et aphrodisiaque des manichéens et des cathares, et la perversion secrète de ces doctrines apparaît tout à coup, à certains détours du texte, en formules infernales. Autodidacte et à demi dément, Antoine retrouve dans ses rêves confus les vieilles inspirations familières aux religions sataniques et au Maçonnisme ; et il leur recrute, par des promesses de cures corporelles, tous les Imaginatifs, ignorants, crédules, névropathes, que les milieux populaires offrent toujours comme une proie toute prête pour les charlatans qui passent : le service rituel terminé, l'officiant se rend dans une petite pièce où il reçoit ceux qui viennent le consulter pour leurs troubles d'âme, leurs peines de cœur ou les maladies dont souffre leur corps. Ainsi s'établit la légende de l'antoinisme guérisseur qui, à l'imitation de la secte protestante des « Christian scientists », spécule sur les guérisons apparentes que la suggestion produit. A la porte du temple, à l'issue du service, se vendent un « Bulletin » mensuel et des brochures, comme L'Unitif, où je lis : « Nous sommes tous des dieux »(1). 
        Ainsi, dans ces milieux populaires, ignorants et déchristianisés, foisonnent et pullulent, comme sur un fumier de misère intellectuelle et morale, tous les champignons du Mal et du Pire. 

     

    (1) L'Unitif, n°6, page II. Dans l'Invasion, où M. Louis Bertrand a fait une description si approfondie de la vie et de la psychologie ouvrières, on remarquera, au milieu de traits d'une exactitude rigoureuse et évocatrice, l'étude de l'influence exercée sur quelques ouvriers par les sociétés théosophiques, filiales, comme la secte antoiniste, de la Franc-Maçonnerie. 

     

    Jacques Valdour, Ouvriers parisiens d'après-guerre : observations vécues
    Chapitre premier, La quartier de la gare (XIIIe arrond.)
    Nettoyeurs de chaudières, §4. - La vie du quartier (p.76-81)
    Arthur Rousseau, Paris / René Giard, Lille, 1921

    Auteur également de Les mineurs où il évoque les Psychosistes.

    Recension :

    Jacques Valdour, Ouvriers parisiens d'après-guerre (1921)

    Ouvriers parisiens d’après-guerre, 
        par J. Valdour, 1 vol. 89 p. 4 fr. 50 
         (Rousseau, édit., Paris et Giard, édit., 
        Lille, 1921). 

        A l’aide de la même méthode que celle suivie dans ses enquêtes précédentes, J. Valdour a expérimenté en 1920, le travail du nettoyeur de chaudières dans le quartier de la Gare (XIIIe arr.), du décapeur de métaux à Vaugirard, enfin du tourneur dans une fabrique d’outils de Saint-Ouen. Il n’a vu que la vie de l’ouvrier célibataire. 
        Les manœuvres gagnent de 15 à 20 francs pour une journée de huit heures, et les ouvriers qualifiés se font de 24 à 32 francs. Les salaires et le prix de la vie ont triplé depuis 1914, et l’ouvrier se trouve à peu près dans la même situation, c’est-à-dire que le manœuvre qui mange au restaurant arrive à mettre les deux bouts ensemble. Comme changements, J. Valdour note que l’ouvrier met de l’eau dans son vin en mangeant et que le cabaret est concurrencé par le cinéma. L’agitation communiste a atteint son maximum fin 1919 et début de 1920 et va en décroissant. 
        L’auteur note la disparition presque complète de l’anticléricalisme depuis la guerre, mais l’esprit religieux ne semble avoir fait quelque progrès que sous la forme de l’antoinisme, de la théosophie, 
    etc. 
                                                                       P. D. 

    La Science sociale suivant la méthode de F. Le Play, 1926 (A41, FASC7).


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