• La Meuse, 27 avril 1907, matin (source : Belgicapress)

    Felix Dengis (La Meuse, 27 avril 1907, matin)(Belgicapress)COUR D'ASSISES
    LE DRAME DE CHOKIER
    UN MARI QUI JETTE SA FEMME DANS LA MEUSE

    Audience de vendredi
    (Suite, voir « La Meuse » rose d'hier soir)

    LE REQUISITOIRE

        La parole est donnée à M. Bodeux, substitut du Procureur Général.
        Je simplifierai le débat autant qu'on peut le faire. Je crois que la vérité ne se trouve pas dans les menus détails. Le fait principal est à considérer. Dengis a jeté sa femme à l'eau. C'est de ce fait criminel qu'il ne faut pas s'écarter. La défense me rendra la justice que j'ai été aussi modéré que possible.
        Les relations entre la victime et Van Goethem je ne les discuterai pas. Cependant, elles n'ont été établies par aucun témoin. Ceux-ci ne sont venus rapporter que des propos de forfanterie de Van Goethem, et rien que cela.
        Quelque chose rend cette affaire mystérieuse. C'est l'attitude de Dengis avant le crime. Il va en Hollande, raconte-t-il. Il le fait dire par son fils. N'est-ce pas qu'à ce moment il a un sinistre projet à exécuter ?
        Une lettre a été produite, mais elle a besoin d'une seconde lettre pour avoir sa valeur. Or, elle n'est pas reproduite. Personne ne l'a vue. Il a fallu tout le dévouement d'une mère pour venir ce matin déclarer l'avoir vue. Cette lettre n'a jamais existé. Dengis l'eut conservé, comme il conservait l'autre.
        Il n'y a eu qu'une lettre, celle qu'il produit, et qu'il a fait écrire à sa femme. Les termes eux-mêmes le disent : « La lettre que je vous dicte », y est-il dit.
        Le mystère, la défense ne l'éclaircira pas. Je veux cependant être bon prince. Je veux bien admettre que cette lettre a existé et que c'est elle qui a déchainé la fureur de Dengis.
        Alors, que peut-on invoquer en faveur de l'accusé. La première question est celle-ci ? Dengis était-il sain d'esprit au moment où il a jeté sa femme à l'eau.
        Le jury a à exercer un acte de défense sociale. Il n'y a pas infraction. Si le fait a été posé en état de démence. Rapportons-nous-en à cet égard au rapport que les médecins aliénistes, MM. Francotte et Bidlot, ont déposé relativement à Dengis. Ces deux spécialistes ont examiné le dossier, ont interrogé fréquemment Dengis. Ils ont examiné le passé de l'accusé. Ce sont eux qui ont signalé certaines tares et signalé le rapport des médecins militaires à Malines. Ils ont interrogé les parents de Dengis. Et ils ont après tant de scrupules, déclaré que l'accusé n'était pas atteint d'aliénation mentale.
        Vous avez en outre pu apprécier l'attitude habile, constamment logique avec elle-même.
        Quel est l'homme qui n'a pas quelque tare, quelque grain de folie ?
        Le médecin aliéniste est toujours enclin à voir partout des défectuosités au point de vue mental.
        M. le médecin principal Bosmans a déclaré lui-même que Dengis était rentré dans la vie normale.
        Ce qui me prouve la responsabilité de Dengis, c'est la persistance du remords. Il va à droite, il va à gauche, mais toujours ramené au bord de la Meuse où il a jeté sa femme. Quand il rentre dans la vie ordinaire, il se masque, il invente des histoires de fuite. Quand il rentre en lui-même, il se met à pleurer.
        Et après avoir tenté de jeter Van Goethem à la Meuse, il vient se constituer prisonnier à la gendarmerie de Tilleur.
        Et, en entrant, il prononce la parole la plus profonde de cette affaire : « Quand on a commis un crime, on finit toujours par être découvert. »
        La défense pourra invoquer la scène de la morgue.
        Comment a-t-il eu ce courage de venir la nuit ouvrir le cercueil où repose sa victime ?
        Le coupable est ramené par une force invincible vers l'endroit du crime et vers sa victime. C'est une curiosité malsaine qui le pousse. Ici il y a même une raison spéciale. La victime n'a-t-elle pu se sauver, s'accrocher à une barque, gagner la berge. Car il s'était enfui, le crime perpétré. Alors il voulait savoir si ce cadavre était bien celui de sa femme. Puis se sentant traqué, sachant la police à sa recherche il s'est décidé à se rendre.
        Le jury n'hésitera pas à sanctionner les conclusions des médecins aliénistes, et à déclarer Dengis responsable du crime qu'il a commis.
        Mais n'a-t-il pas, au moment du fait, été poussé par une force à laquelle il n'a pu résister ? N'y a-t-il pas eu contrainte morale ? Rien de cela n'existe. Il y avait pour Dengis danger imminent, auquel il ne pouvait se soustraire.
        Dengis voyant ses soupçons confirmés par la lettre – si nous admettons l'existence de la lettre de rendez-vous écrite par sa femme – il a dû être violemment secoué. S'il s'était porté à ce moment à des violences, il n'aurait pas eu une excuse, mais tout au moins des circonstances atténuantes. Mais il n'en a rien été. D'ailleurs jamais la colère n'a été admise par le législateur comme une cause de justification.
        La préméditation de commettre ce crime est établie, soit que l'on conteste, soit même que l'on admette l'existence de la lettre de rendez-vous. Dengis découvre la lettre à midi. Il forme à ce moment le projet de tuer sa femme. Il attend plusieurs heures. Il amène sa femme le long de la Meuse, en pleine nuit, à un endroit désert. Sa déclaration à la gendarmerie de Tilleur ne laisse aucun doute. Il a signé l'aveu de la préméditation. Il a dit : « C'est dans ce but que je suis allé à Jemeppe. » « C'est à ce moment que j'ai découvert la lettre que j'ai décidé de tuer ma femme. »
        Au juge d'instruction, il dit : « Il n'y avait aucune discussion avec ma femme. Tout à coup je l'ai poussé à l'eau. »
        C'est encore bien, l'exécution d'un projet prémédité. Il a placé sa femme du côté de la Meuse. Il ajoute : « Personne n'a pu entendre. » Ce n'est que plus tard qu'il prétend qu'il y aurait eu une discussion.
        S'il y avait eu vertige, il ne se souviendrait de rien. Un nuage aurait tout obscurci, la discussion, et le fait de jeter la malheureuse à l'eau. Il est allé à Jemeppe, à Seraing, il a circulé pendant plusieurs heures. Il était calme. Il a pu méditer, calculer, organiser le crime.
        Dengis a surpris sa femme en flagrant délit de correspondance amoureuse. Il a les aveux de sa femme. Celle-ci lui a demandé pardon. Les époux se sont réconciliés. Il pouvait sortir autrement de la situation. La mort de cette femme n'était cependant qu'une demi-vengeance. Il se rend à Charleroi, il voit Van Goethem, il parvient à l'amener à Engis, à l'endroit où il a jeté sa femme. Et ceci démontre bien dans ce cas comme dans l'autre la résolution antérieure exigée par la préméditation.
        Ce réquisitoire, d'une extrême, sobriété, d'une grande modération, d'un ordre et d'une remarquable méthode, a produit grand effet.

    LA DEFENSE

        Me FOLLET, premier défenseur de Dengis, a pris la parole.
        Personne ne viendra-t-il pleurer sur le cadavre de cette femme inconnue retirée le 20 novembre des eaux de la Meuse ? Personne. Si. Un homme traversera le champ des morts, viendra pleurer et prier. Puis quand on descendait le corps dans la terre, il se constituait prisonnier. Et cependant il avait fait tout pour être heureux. Le juge d'instruction, les médecins légistes, les gendarmes ne peuvent s'empêcher d'être émus. A toutes les pages du dossier, ils constatent : « L'inculpé pleure. » On pourrait inscrire sur ce dossier le calvaire de Dengis.
        Dengis connaissait depuis son enfance Ferdinande Humblet. Les maisons des parents étaient voisines. Dengis resta prisonnier de son cœur et de son devoir, quand survint une paternité.
        Me Follet retrace la vie de l'accusé, ses amours avec Ferdinande Humblet, son service militaire, sa sensibilité extrême qui le fit mettre en observation à l'hôpital, où on le déclara irresponsable. Puis le mariage d'abord heureux, où surgit bientôt un nuage. On accuse sa femme d'avoir des relations avec un autre homme. Il interroge, il s'inquiète, il pardonne.
        Alors Dengis quitte ce pays, où sa confiance n'existe plus. Il part pour Charleroi. Il veut s'en aller seul, mais deux jours après, il écrit à sa femme de venir le rejoindre. Et une accalmie se produit dans le ménage. Excellent ouvrier, Dengis gagnera largement sa vie. Il prit cependant des logeurs. Parmi eux figura Van Goethem. L'intimité s'établit entre lui et Ferdinande Humblet.
        Van Goethem se vante à tous de sa bonne fortune. Il la crie même au mari. Une scène ignoble se passe même.
        Dengis s'avoua vaincu une fois de plus devant les affirmations de sa femme. Il fut cependant convenu que Van Goethem quitterait la maison après le règlement de la quinzaine.
        Le mari était la risée et le jouet de l'amant qui lui avait tout volé. Oui, Dengis à un jour souffleté Van Goethem. La justice veut le poursuivre. Mais le jury dira avec nous qu'il a eu raison.
        Enfin Van Goethem quitte la maison. Cependant tenaillé par de nouveaux soupçons, Dengis décide de s'éloigner et de partir pour la Hollande. Le 17 novembre, le ménage arrive à Chokier, pour aller de la chercher du travail en Hollande. Dengis, toujours en proie à ses soupçons écrit à celui qu'il considère comme l'ancien amant de sa femme, le supplie de le laisser dorénavant tranquille, sinon il le menace.
        Le 30 novembre, Dengis, qui a déjà tant supplié, tant pardonné, apprend que sa femme écrit une lettre. Ferdinande nie. Le mari cherche. Il découvre la lettre enfouie dans les couvertures du lit, la lettre, sur l'enveloppe de laquelle il découvre le nom de Van Goethem.
        Il descend dîner sans soulever une querelle. Puis il remonte lire cette lettre où sa femme écrit des déclarations passionnées à son amant. Elle l'appelle son cher adoré, elle annonce qu'elle s'enfuira, le plus tôt possible, et ira le rejoindre pour ne plus le quitter.
        Et cet homme pardonne encore, mais à une condition, c'est qu'elle écrira à Van Goethem pour lui fixer un rendez-vous, à laquelle il se rendra avec elle. Cette lettre est écrite.
        Les époux sont d'accord. Ils vont à Jemeppe et à Seraing, font des achats et, enfin, décident de regagner Chokier à pied. Dengis revient sur l'incident de la lettre. Sa femme refuse de l'accompagner au rendez-vous donné à Van Goethem. Elle refuse de mettre la lettre à la poste.
        Dengis supplie, évoque les enfants. Rien n'y fait.
        « Je ne m'embarrasse ni de toi ni de tes enfants », répond cette mère.
        A cette révélation, Dengis perd la notion des choses.
        Il a tout fait, il a pleuré, il a pardonné. C'est en vain. « Tiens, tu ne me tromperas plus ! » Et, d'un mouvement, il pousse sa femme dans la Meuse, qui roule ses flots dans la nuit... Le grand cri et le drame est fini !
        Dengis pleure l'unique amour de sa vie.
        L'audience est levée à 6 heures, à la demande de Me FOLLET, qui est fatigué.
        Il continuera ce matin.
        Le verdict sera prononcé vraisemblablement vers 1 heure.

    La Meuse, 27 avril 1907, matin (source : Belgicapress)


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