• Joseph Schyrgens - L'Antoinisme (1924)

    J. Schyrgens - L'Antoinisme (1924)

    Les idées et les faits

    Chronique des Idées

    L’Antoinisme 

        Quand Antoine, le patriarche des imbéciles, le Guérisseur qui n’avait pas su se guérir, se désincarné, c’était le 25 juin 1912, plusieurs pensèrent qu’il emporterait dans sa tombe l’Antoinisme lui-même. Erreur, la mort ne l’a pas plus tué que le ridicule, il a survécu à son inventeur. Le manteau du prophète de contrebande passa incontinent à la « Mère » sa veuve, la Matriarche, et un syndicat de pîtres solennels continua, sous la même firme, à exploiter la badauderie des socialistes mosans qui formèrent le noyau de la clientèle primitive. Depuis, cette lèpre a continué ses ravages.

        M. l’Abbé Leroux, le distingué professeur du grand Séminaire de Liège, vient de publier sur ce phénomène baroque de la tératologie religieuse, un article très intéressant dans la Revue ecclésiastique de ce diocèse et les Etudes religieuses l’ont repris au n° 111 de leurs publications. Consacré à la Thérapeutique du marchand d’orviétan et à la Philosophie (!) du rêvasseur de Jemeppe, il appelle un complément sur les révélations du nouveau prophète. Cette monographie fait suite aux études de MM. Bourguet, Kervyn, Lucien RoureGuenon et Crowley qu’elle résume et clarifie.

        Sur le fumier de l’ignorance et de l’immoralité, l’Antoinisme a champignonné à souhait : vingt-et-un temples, dont treize dans la province de Liège, les autres à Forest, Jumet, Ecaussinnes d’Enghien, Monaco, Nice, Vichy, Nantes, Tours, de petites synagogues en maints autres lieux, au total 18.000 adeptes en Belgique, 10.000 peut-être en France. L’autre jour le Journal de Paris rendait compte d’une réunion de cinq mille antoinistes de France accourus à Paris, autour de la Mère, pour fêter la Saint-Antoine-le-Guérisseur, et dans sa pastorale de l’an dernier, Mgr Chollet, archevêque de Cambrai crut devoir dénoncer comme un péril pour la foi du peuple les extravagances doctrinales de la secte.

        L’homme est un animal religieux. La religiosité, instinct de race, survit à la perte des croyances ; dévoyée, dégénérée, elle cherche à se satisfaire par des conceptions bizarres et des pratiques mystagogiques. L’Antoinisme correspond adéquatement à l’étiage intellectuel et moral d’une population déracinée de la religion des ancêtres, de plus en plus déchristianisée. 

        L’homme ne peut se passer de croire en Dieu. Quand on lui arrache la foi au vrai Dieu, il se fabrique une idole ou croit à la qualité divine du premier charlatan venu, assez audacieux pour se poser en être transcendant.

        Les pseudo-Christs, d’ailleurs, sont annoncés dans les saints Livres. Antoine fait bien cette figure-là. Il a réussi. Comment ?

        Déformé, détraqué par le spiritisme, qui fut le premier stade de son évolution, doué d’aptitudes médianimiques remarquables, il s’imprégna des théories d’Allan Kardec et prit le goût de l’étrange dans le cercle spirite des « Vignerons du Seigneur », ainsi dénommé sans doute, dans ce pays de Jemeppe où l’on ne cultive pas la vigne, parce que l’ivresse sacrée n’y était pas inconnue. Son esprit déséquilibré et porté à l’illuminisme fut une proie facile aux rêves hallucinatoires. C’est ainsi qu’Antoine croyait ferme à la réincarnation de son fils dans le corps d’un potard parisien et qu’il se plut à évoquer le Curé d’Ars, Mgr Doutreloux et Léon XIII.

        Du spiritisme il gardera, dans l’indigeste fatras de ses doctrines, la vieille bourde de la transmigration des âmes ; de l’occultisme pratiqué au sein des conciliabules de la secte dans les parages de laquelle erre le Mauvais, il emportera le culte ésotérique luciférien, arrière-fond de la religion antoiniste réservé aux initiés. L’arbre de la « Science de la vue du mal » autour duquel s’enroule le serpent tentateur, reste le symbole, l’emblème sacré de la Révélation nouvelle.

        Au magnétisme animal que le mesmérisme mit en vogue au XVIIIe siècle, Antoine emprunta la théorie des fluides et l’utilisa, l’exploita plutôt, de la façon la plus abracadabrante, la plus supercoquentiese. Il en était venu à se croire lui-même chargé de fluides bienfaisants, emmagasinés dans son cerveau, et capable, en projetant ces effluves sur les malades, directement par les passes ou impositions, ou indirectement sur l’eau ou le papier magnétisés, de guérir toutes les infirmités, de terrasser, de couper net les fluides malfaisants.

        Ces billevesées pyramidales étaient d’ailleurs débitées sans sourciller, couchées sur le papier par des scribes d’un parfait crétinisme et accueillies par des cervelles chavirantes comme paroles d’Evangile.

        Pour envoûter la foule des simples, implanter en eux « la foi » au Bon Père, il recourut tout d’abord à la suggestion, à cette forme du suggestionnisme mystificateur qui ressemble extraordinairement au Scientisme chrétien de Mrs Baker Eddy. On sait le prodigieux succès de cette aventurière américaine, la fondatrice à Boston de la Christian Science, qui compte au moins 100.000 adeptes, près d’un millier d’églises aux Etats-Unis, a débordé sur le continent à Londres, où elle possède plusieurs temples, à Paris où elle s’organise par la propagande, Mrs Baker Eddy n’en fut que la prophétesse, le vrai révélateur fut le fils d’un pauvre forgeron de New-Hampshire, Phinéas Parkhurst Quimby. Voici l’idée. La maladie est un mythe, un pur fantôme, une fausse croyance, suggérée dès le berceau, entretenue par l’opinion, de telle sorte qu’on envisage la maladie comme inévitable, comme un legs fatal qui se transmet de génération en génération. Il faut changer cela ; il faut rétablir la vérité, en niant la maladie, en se persuadant qu’elle est une erreur créée par la superstition de l’ignorance. Mis en présence de tous les symptômes d’une affection morbide : éruption, enflure, tumeur, douleur, crampes, quarante degrés de fièvre, le guérisseur doit avoir l'infernal toupet d’en nier la réalité. Rien de tout cela n’existe. Que le faux patient le croie sur la parole du guérisseur, qu’il ait « la foi », qu’il atteigne la Vérité, « la Science », et… le voilà guéri.

        C’est ce qu’on appelle la cure psychique, la cure mentale. C’est toute la thérapeutique antoiniste, fondée sur le non-être de la matière, partant l’inexistence de la maladie, et distincte de l’auto-suggestion pratiquée, par exemple, par le guérisseur Coué qui fait appel à l’imagination pour triompher d’un mal dont il admet d’ailleurs la réalité.

        C’est le fond de l’Antoinisme, et ce fond est d’une inénarrable bêtise. Le tout d’ailleurs s’enveloppe des divagations les plus charentonesques sur Dieu et l’humanité, noyés dans un panthéisme niais, sur le bien et le mal, l’un et l’autre niés et sombrant dans le nihilisme moral, se complique de tout un merveilleux frelaté et grossier, emprunté à la Kabbale et au Talmud, où, entre autres folies, on voit les règnes minéral, végétal, animal sortir comme excréments de l’individualité d’Adam !

        Tout ce délire qui recèle dans ses obscurités pas mal d’idées pervertissantes a été traduit dans un charabia ahurissant par un professeur d’enseignement moyen.

        Le système, cette olla podrida pharamineuse, une fois mis au point, il a été lancé à partir de 1905 comme une spécialité pharmaceutique par une publicité mondiale, et comme le nombre des sots est infinie, la réclame a produit dans la masse, en Wallonie surtout, cette obsession tyrannique à laquelle les faibles cervelles ne peuvent se soustraire.

        Graduellement, et sans qu’il y parût, Antoine le Guérisseur, l’empirique, se transforma en mage, en prophète, en révélateur, fondateur de religion, et ses funérailles, apothéose grotesque, ont promu au rang de dieu Antoine-le-Généreux. Au moment où, en présence des Frères, affublés d’une lévite noire s’allongeant selon le degré d’initiation, et coiffés d’un énorme gibus, et des Sœurs travesties en nurses funèbres, on allait enfouir sa dépouille mortelle ; quand le F. Delcroix, lecteur, eut achevé sa harangue boursoufflée et drolatique, le F. Derégnaucourt, sorte de grand-prêtre ou de Mamamouchi, avec crâne luisant, à la barbe fluviale, s’approcha de la fosse en clamant : « Notre Père Antoine » était pas un grand seigneur, mais notre Dieu qui s’est désincarné et n’a jamais cessé d’être parmi nous ! » Amen.

        Cette foi dégénérée rend certes témoignage, jusque dans ses pires extravagances, au besoin de croire qui tourmente l’âme humaine. Elle atteste, d’ailleurs, une crédulité fantastique, une invraisemblable naïveté, une ignorance abyssale, et chez les joueurs de gobelet, qui sont à la tête du mouvement, une rare astuce.

        J’ai l’intime conviction que l’Antoinisme a bien pu dissiper peut-être, par suggestion, quelques troubles fonctionnels, mais qu’il a tué pas mal de malades dont on ne parle pas et qu’il ne pourrait soumettre au contrôle de la critique une seule guérison sérieuse de maladie organique. Si un cas, un seul, de cure pareille s’était produit au temple de Jemeppe, présentant les caractères des guérisons obtenues à Lourdes, vérifiées par le Bureau des Constatations, authentiques après minutieuse enquête par l’autorité ecclésiastique, si un seul cas analogue pouvait être relevé à l’actif de l’Antoinisme, il y a beau temps que nos adversaires s’en seraient emparés pour discréditer Lourdes. On attendra longtemps.

        Malgré cela, malgré des échecs nombreux, étouffés dans un silence propice, l’attrait du mystère, l’étrangeté du personnage à tête apocalyptique, la nébulosité même de ses prétendues révélations d’autant plus ardemment accueillies qu’elles paraissaient plus saugrenues, la séduisante simplification d’une morale qui se réduit à suivre les penchants naturels sans jamais les contrarier par la discipline, à bêler le mot amour et à se nourrir de légumes, le besoin de se raccrocher dans le naufrage des croyances à une épave de religion, la contagieuse puissance de la suggestion jointe à l’espérance de guérir, l’affolement créé par la réclame aux cymbales retentissantes, la profondeur insondable de l’ignorance religieuse, et après la guerre, le détraquement de tant d’intelligences mal équilibrées : en voilà suffisamment pour expliquer l’engouement des fanatiques et la fascination des gogos.

        Sous-produit du spiritisme amalgamé de scientisme américain, l’Antoinisme, tissu d’absurdités, tient quand même, parce que récusant le contrôle de l’intelligence qu’il méprise, il se dérobe à toute discussion et s’enfonce dans la nuit. Mais il est clair qu’une doctrine de mensonge doit crouler tôt ou tard, l’Antoinisme sombrera, hélas, après avoir fait de nombreuses victimes. Pour hâter sa chute et travailler au sauvetage des âmes, il n’est qu’un moyen, c’est de rendre le Christ au peuple. 

     

    J. Schyrgens. 1924 

     

    source : https://donum.uliege.be/expo/revue_catholique/pdf/P00209D-1924-11-21.pdf

     

    Mgr Joseph Schyrgens (1856-1937), professeur au collège de Huy, aumônier des étudiants catholiques de Liège et qui finira ses jours comme camerier du Pape, est l'un des principaux responsables de la "Chronique des idées".


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